CHAPITRE XV. QUE CE QU’ON APPELAIT CENSUS NE SE LEVAIT QUE SUR LES SERFS, ET NON PAS SUR LES HOMMES LIBRES.

Le roi, les ecclésiastiques et les seigneurs levaient des tributs réglés, chacun sur les serfs de ses domaines. Je le prouve, à l’égard du roi, par le capitulaire de Villis ; à l’égard des ecclésiastiques, par les codes des lois des Barbares 1  ; à l’égard des seigneurs, par les règlements que Charlemagne fit là-dessus 2 .

Ces tributs étaient appelés census : c’étaient des droits économiques, et non pas fiscaux ; des redevances uniquement privées, et non pas des charges publiques.

Je dis que ce qu’on appelait census était un tribut levé sur les serfs. Je le prouve par une formule de Marculfe, qui contient une permission du roi de se faire clerc, pourvu qu’on soit ingénu 3 , et qu’on ne soit point inscrit dans le registre du cens. Je le prouve encore par une commission que Charlemagne donna à un comte 4 qu’il envoya dans les contrées de Saxe ; elle contient l’affranchissement des Saxons, à cause qu’ils avaient embrassé le christianisme ; et c’est proprement une chartre d’ingénuité 5 . Ce prince les rétablit dans leur première liberté civile 6 , et les exempte de payer le cens. C’était donc une même chose d’être serf et de payer le cens, d’être libre et de ne le payer pas.

Par une espèce de lettres-patentes du 7 même prince en faveur des Espagnols qui avaient été reçus dans la monarchie, il est défendu aux comtes d’exiger d’eux aucun cens, et de leur ôter leurs terres. On sait que les étrangers qui arrivaient en France étaient traités comme des serfs ; et Charlemagne, voulant qu’on les regardât comme des hommes libres, puisqu’il voulait qu’ils eussent la propriété de leurs terres, défendait d’exiger d’eux le cens.

Un capitulaire 8 de Charles le Chauve, donné en faveur des mêmes Espagnols, veut qu’on les traite comme on traitait les autres Francs, et défend d’exiger d’eux le cens : les hommes libres ne le payaient donc pas.

L’article 30 de l’édit de Pistes réforme l’abus par lequel plusieurs colons du roi ou de l’église vendaient les terres dépendantes de leurs manoirs à des ecclésiastiques ou à des gens de leur condition, et ne se réservaient qu’une petite case : de sorte qu’on ne pouvait plus être payé du cens ; et il y est ordonné de rétablir les choses dans leur premier état : le cens était donc un tribut d’esclaves.

Il résulte encore de là, qu’il n’y avait point de cens général dans la monarchie ; et cela est clair par un grand nombre de textes. Car que signifierait ce capitulaire 9  : « Nous voulons qu’on exige le cens royal dans tous les lieux où autrefois on l’exigeait légitimement 10  ? » Que voudrait dire celui 11 où Charlemagne ordonne à ses envoyés dans les provinces de faire une recherche exacte de tous les cens qui avaient anciennement été du domaine du roi 12  ; et celui 13 où il dispose des cens payés par ceux dont on les exige 14  ? Quelle signification donner à cet autre 15 où on lit : « Si quelqu’un 16 a acquis une terre tributaire sur laquelle nous avions accoutumé de lever le cens » ? à cet autre enfin 17 où Charles le Chauve 18 parle des terres censuelles dont le cens avait de toute antiquité appartenu au roi ?

Remarquez qu’il y a quelques textes qui paraissent d’abord contraires à ce que j’ai dit, et qui cependant le confirment. On a vu ci-dessus que les hommes libres dans la monarchie n’étaient obligés qu’à fournir de certaines voitures. Le capitulaire que je viens de citer appelle cela census, et il l’oppose au cens qui était payé par les serfs 19 .

De plus, l’édit de Pistes 20 parle de ces hommes francs qui devaient payer le cens royal pour leur tête et pour leurs cases, et qui s’étaient vendus pendant la famine 21 . Le roi veut qu’ils soient rachetés. C’est 22 que ceux qui étaient affranchis par lettres du roi, n’acquéraient point ordinairement une pleine et entière liberté 23  ; mais ils payaient censum in capite ; et c’est de cette sorte de gens dont il est ici parlé.

Il faut donc se défaire de l’idée d’un cens général et universel, dérivé de la police des Romains, duquel on suppose que les droits des seigneurs ont dérivé de même par des usurpations. Ce qu’on appelait cens dans la monarchie française, indépendamment de l’abus qu’on a fait de ce mot, était un droit particulier levé sur les serfs par les maîtres.

Je supplie le lecteur de me pardonner l’ennui mortel que tant de citations doivent lui donner : je serais plus court, si je ne trouvais toujours devant moi le livre de l’Établissement de la monarchie française dans les Gaules, de M. l’abbé Dubos. Rien ne recule plus le progrès des connaissances qu’un mauvais ouvrage d’un auteur célèbre, parce qu’avant d’instruire il faut commencer par détromper.

1 Loi des Allemands, ch. XXII ; et la loi des Bavarois, tit. I, ch. IV, où l’on trouve les règlements que les ecclésiastiques firent sur leur état. (M.)

2 Liv. V des Capitulaires, ch. CCCIII. (M.)

3 Si ille de capite suo bene ingenuus sit, et in puletico publico censitus non est. Liv. I, form. XIX. (M.)

4 De l’an 789, édit. des Capitulaires de Baluze, tome I, page 250. (M.)

5 Et ut ista ingenuitatis pagina frma stabilisque consistat. Ibid. (M.)

6 Pristinœque libertati donatos, et omni nobis debito censu solutos. Ibid. (M.)

7 Prœceptum pro Hispanis, de l’an 812, édition de Baluze, tome I, page 500. (M.)

8 De l’an 844, édit. de Baluze, tome II, art. 1 et 2, p. 27. (M.)

9 Capitulaire III, de l’an 805, art. 20 et 22, inséré dans le recueil d’Anzegise, liv. III, art. 15. Cela est conforme à celui de Charles le Chauve, de l’an 854, apud Attiniacum, art. 6. (M.)

10 Undecumque legitime exigebatur. Ibid. (M.)

11 De l’an 812, art. 10 et 11, édition de Baluze, tome I, p. 498. (M.)

12 Undecumque antiquitus ad partem regis venire solebant. Capitulaire de l’an 812, art. 10 et 11. (M.)

13 De l’an 813, art. 6, édit. de Baluze, tome I, p. 508. (M.)

14 De illis unde censa exigunt. Capitulaire de l’an 813, art. 6. (M.)

15 Liv. IV des Capitulaires, art. 37, et inséré dans la loi des Lombards. (M.)

16 Si quis terram tributariam, unde census ad partem nostram exire solebat, susceperit : liv. IV des Capitulaires, art. 37. (M.)

17 De l’an 805, art. 8. (M.)

18 Unde census ad partem regis exivit antiquitus. Capitulaire de l’an 805, art. 8. (M.)

19 Censibus vel paraveredis quos Franci homines ad regiam protestatem exsolvere debent. (M.)

20 De l’an 864, art. 34, édit. de Baluze, p. 192. (M.)

21 De illis Francis hominibus qui censura regium de suo capite et de suis recellis debeant. Ibid. (M.)

22 L’article 28 du même édit explique bien tout cela. Il met même une distinction entre l’affranchi Romain et l’affranchi Franc ; et on y voit que le cens n’était pas général. Il faut le lire. (M.)

23 Comme il paraît par un capitulaire de Charlemagne, de l’an 813, déjà cité. (M.)

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