LETTRE CLIV.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Que voulez-vous que je vous dise, mon cher ami ; je ne veux pas vous porter à la vengeance, mais vous êtes dans le cas de la défense naturelle. Je suis véritablement indigné contre le trait malhonnête de cette femme 1 , mais rien ne m’étonne ; si vous saviez les tours que j’ai essuyés moi-même plus d’une fois, vous seriez moins surpris, et peut-être moins piqué. Votre réputation est faite, les honnêtes gens ne vous la contesteront jamais ; tout le monde n’a pas fait ses preuves comme vous ; vous ne devez votre place à l’Académie qu’à des triomphes réitérés 2 . Une femme capricieuse ne saurait vous ravir tout ce que les gens de mérite de Paris, tout ce que les autres nations vous accordent. Ne vous faites point des chimères ; vos observations sur la prétendue différence du traitement sont peut-être l’effet de votre découragement. Que vous soyez encore ou ne soyez plus des nôtres, les honnêtes gens, les gens de lettres, sont de toutes les nations, et tous les honnêtes gens de toutes les nations sont leurs compatriotes. Vous étiez bien reçu et aimé de nous lorsque nous étions en guerre contre votre pays ; pourquoi fausserions-nous la paix à votre égard ? Allez votre train : vous nous connaissez, et savez qu’il y a souvent plus d’étourderie ou de précipitation de jugement que de méchanceté dans notre fait ; vous connaissez aussi ceux sur qui vous pouvez compter. Ne vous souciez pas d’une femme acariâtre, des caillettes et des âmes basses. Je vous défends bien positivement à présent d’aller chanter matines à Tournay avant que j’arrive à Paris : il ne faut point avoir le cœur plein d’amertume pour louer Dieu. Quand je serai à Paris, j’espère que nous éclaircirons toute cette affaire, et que nous connaîtrons la source de cette tracasserie. Vous êtes un pyrrhonien, si vous doutez de mon voyage : nous nous verrons plus tôt que vous ne croyez. Mon fils 3 , qui est à Clérac, a bien mal aux yeux ; nous serons peut-être trois aveugles, vous, lui, et moi. Nous renouvellerons la danse des aveugles 4 pour nous consoler.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

De Bordeaux, le 23 décembre 1754.

1 Mme Geoffrin.

2 Après avoir remporté le prix trois ans de suite, il obtint avec unanimité des voix la place d’un des quatre honoraires étrangers, qui vaquait par la mort de M. le marquis Capponi, fourrier-major du pape. (GUASCO.)

3 Le baron de Secondat, fils de Montesquieu, est mort à Bordeaux en 1795. Il avait cultivé les sciences toute sa vie.

4 Pierre Michaut, secrétaire du duc de Charolois, et poëte du temps de Louis XI, composa une poésie sous ce titre. Voyez les Mémoires de l’Académie des belles-lettres, t. IX, in-4º, p. 749). (GUASCO.)

La Danse aux aveugles venait d’être publiée à Lille en 1748, in-8º, par l’imprimeur Panckoucke.

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