LETTRE CLV.

AU MÊME.

A TOURNAY.

Je n’ai rien négligé, mon cher ami, pour découvrir d’où est partie la bêtise que l’on a fait courir sur votre compte : mais je n’ai réussi qu’à vérifier qu’on l’a dite, sans en déterrer la source. Je ne jurerais pas que vous ayiez tort de la soupçonner sortie de la boutique près de l’Assomption. Quand on a un grand tort, il n’est pas étonnant qu’on cherche à l’excuser par toutes sortes de voies. Des tracasseries on va jusqu’aux horreurs. Mme Geoffrin est venue chez moi, à ce qu’il m’a paru pour me sonder ; elle n’a pas manqué de vous mettre sur le tapis d’un air moqueur ; mais j’ai coupé court en lui faisant sentir combien j’étais choqué de son procédé à l’égard d’un ami qu’elle sait bien que j’aime et que j’estime. Elle a été un peu surprise : notre conversation n’a pas été longue, et je me propose bien de rompre avec elle 1 . Je ne la croyais pas capable de tant de méchanceté et de noirceur. La duchesse d’Aiguillon est aussi choquée que moi de tout ceci : elle a péroré, avec la vivacité que vous lui connaissez, contre la futilité du soupçon de l’espionnage politique et le ridicule de cette prétendue découverte ; elle n’a pas manqué de relever que vous aviez vécu parmi nous pendant toute la guerre, sans avoir jamais donné lieu de vous soupçonner, et qu’il n’y a nulle occasion de le faire dans le temps où nous sommes en pleine paix avec les pays auxquels vous tenez. Une conjecture jetée en passant à l’occasion de votre voyage à Vienne, et de vos engagements en Flandre, a pu aisément prendre corps en passant d’une bouche à l’autre ; et la malignité en a sans doute profité. Ce qui m’a le plus scandalisé en tout cela est la conduite de quelques-uns de vos confrères. Mais, mon cher Abbé, il y a des petits esprits et des âmes viles partout, même parmi les gens de lettres, même dans les sociétés littéraires. Mais enfin vous ne devez votre place qu’à vos succès.

Au reste, puisque vous voilà en repos, profitez de votre loisir pour mettre vos dissertations en état de paraître 2 , ainsi que votre Histoire de Clément V, que nous attendons toujours à Bordeaux avec empressement. Le plaisir de chanter au chœur ne doit pas vous faire perdre le goût des plaisirs littéraires.

Quelques mois d’absence feront tomber tous les bruits ridicules, et vous serez à Paris aussi bien que vous y étiez avant cette tracasserie de femmelette. Je vous somme de votre parole pour le voyage de la Brède après votre résidence ; je calcule que ce sera pour le mois d’août. Votre départ me laisse un grand vide ; et je sens combien vous me manquez. N’oubliez pas mon trèfle, vos prairies et vos mûriers de Gascogne. Je vous embrasse de tout mon cœur.

De Paris, en janvier 1755.

1 On sait de bonne part qu’il dit à quelqu’un qu’il était si indigné, qu’il ne mettrait plus les pieds chez elle ; ce qui ne fut malheureusemeni que trop vrai, puisqu’il tomba malade quelques jours après, et mourut à Paris, d’une fièvre maligne qui l’enleva en peu de jours. Il est sùr que cette rupture eût été en même temps l’apologie et la vengeance la plus complète de son ami.

Mais Mme Geoffrin aurait de quoi se consoler de cette mortification domestique, par la célébrité qu’elle vient d’acquérir au moyen des gazettes. Elles ne font que parler de la grande figure qu’elle fait en différentes cours du Nord, à l’occasion de son voyage de Pologne ; car son mérite se trouvant trop resserré dans le cercle étroit d’une société privée, sans être arrêtée par son âge avancé, à l’exemple de la reine de Saba, elle a entrepris ce long voyage pour aller admirer le roi, qui avait honoré sa société comme particulier. Nous apprenons par la Gazette de Leyde qu’elle exerce provisionnellement à cette cour la charge de Grand Bostangi, et qu’elle médite d’aller briller à la cour de Saint-Pétersbourg, comme elle a brillé à celles de Vienne et de. Varsovie. (GUASCO.)

Pour être juste avec Mmc Geoffrin , il faut lire son éloge par D’Alembert.

2 Ce conseil a été suivi peut-être trop à la lettre, car au lieu de faire imprimer ce recueil à son retour à Paris, il s’est pressé de le livrer à un imprimeur àTournay, que l’on dirait n’avoir jamais imprimé d’autres livres que des catéchismes et des almanachs, car cette édition se ressent fort de l’ignorance du pays ; elle est en deux volumes in-8º ; l’absence de l’auteur l’empêcha d’y veiller. (GUASCO.)

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