LETTRE CXXXVI.

A M. D’ALEMBERT 1 .

Vous prenez le bon parti, monsieur ; en fait d’huître on ne peut faire mieux. Dites, je vous prie, à Mme du Deffand, que si je continue à écrire sur la philosophie, elle sera ma marquise 2 .

Vous avez beau vous défendre de l’Académie, nous avons des matérialistes aussi ; témoin l’abbé d’Olivet, qui pèse au centre et à la circonférence ; au lieu que vous, vous ne pesez point du tout.

Vous m’avez donné de grands plaisirs. J’ai lu et relu votre Discours préliminaire 3  : c’est une chose forte, c’est une chose charmante, c’est une chose précise, plus de pensées que de mots, du sentiment comme des pensées, et je ne finirais point.

Quant à mon introduction dans l’Encyclopédie, c’est un beau palais où je serais bien curieux de mettre les pieds ; mais pour les deux articles Démocratie et Despotisme, je ne voudrais pas prendre ceux-là. J’ai tiré, sur ces articles, de mon cerveau tout ce qui y était. L’esprit que j’ai est un moule ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits : ainsi je ne vous dirais que ce que j’ai dit, et peut-être plus mal que je ne l’ai dit. Ainsi, si vous voulez de moi, laissez à mon esprit le choix de quelque article ; et si vous voulez, ce choix se fera chez Madame du Deffand avec du marasquin. Le père Castel dit qu’il ne peut pas se corriger, parce qu’en corrigeant son ouvrage, il en fait un autre, et moi je ne puis pas me corriger, parce que je chante toujours la même chose. Il me vient dans l’esprit que je pourrai prendre peut-être Goût, et que je prouverai bien que difficile est proprie communia dicere 4 .

Adieu, monsieur ; agréez, je vous prie, les sentiments de la plus tendre amitié.

Bordeaux, le 16 novembre 1753.

1 Tiré des Œuvres posthumes de d’Alembert. Paris , 2 vol. in-12, an. VII.

2 Allusion aux Mondes de Fontenelle.

3 De l’Encyclopédie.

4 Horat. ad Pisones. C’est en effet l’article Goût qu’il entreprit d’écrire pour l’Encyclopédie. V. sup., page 113 et suiv.

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