LETTRE CXXXVII 1 .

A MADAME LA DUCHESSE D’AIGUILLON DOUAIRIÈRE.

EN SON HOTEL, RUE DE L’UNIVERSITÉ.

J’ai, madame, reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire dans le temps que je quittais la Brède pour partir pour Paris. Je resterai pourtant sept ou huit jours à Bordeaux pour mettre en ordre un vieux procès que j’ai. Je pars donc, et vous pouvez être sûre que ce n’est pas pour la Sorbonne que je pars, mais pour vous. Cette Sorbonne est la mouche du coche ; elle croit qu’elle fait remuer tout.

Je quitte la Brède avec regret, d’autant mieux que tout le monde me mande que Paris est fort triste. Je reçus, il y a deux ou trois jours, une lettre assez originale : elle est d’un bourgeois de Paris qui me doit de l’argent, et qui me prie de l’attendre jusqu’au retour du parlement ; et je lui mande qu’il ferait bien de prendre un terme un peu plus fixe. C’est un grand fléau que cette petite vérole : c’est une nouvelle mort à ajouter à celle à laquelle nous sommes tous destinés. Les peintures riantes qu’Homère fait de ceux qui meurent, de cette fleur qui tombe sous la faulx du moissonneur, ou qui est cueillie par les doigts d’une bergère, ne peuvent pas s’appliquer à cette mort-là.

J’aurais eu l’honneur de vous envoyer les chapitres que vous voulez bien me demander, si vous ne m’aviez appris que vous n’étiez plus dans le lieu où vous voulez les faire voir. Mais je vous les apporterai : et vous les corrigerez, et vous me direz : « Je n’aime pas cela. » Et vous ajouterez : « Il fallait dire ainsi. » Je vous prie, madame, d’avoir la bonté d’agréer les sentiments du monde les plus respectueux.

MONTESQUIEU.

De la Brède, le 3 décembre 1753.

Vous voulez, madame, que vos lettres partent sans enveloppe.

1 Collection de M. de Metz.

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