LETTRE II.

A M. DE CAUPOS, VICOMTE DE BISCAROSSE, ET A SON ABSENCE A M. DE SARRAU DE VÉSIS,

A BORDEAUX.

Je vous écris, mon cher confrère, aujourd’hui vendredi, parce que demain matin je dois aller à la campagne pour tout le jour. J’écrivis à M. de Vésispar l’extraordinaire de mercredi, et lui demandai excuse d’avoir laissé passer deux courriers sans lui écrire. Ayant appris que le duc 1 était arrivé dès le matin de la campagne, et retournait le soir, j’y allai à une heure, comptant bien qu’il me prierait à dîner, et je comptais que dans tout le temps que nous serions ensemble, il ne pourrait guère s’empêcher de me parler de l’affaire de l’Académie ; mais il m’en garda entièrement le secret.

Après dîner, je passai chez Bernard, qui me dit qu’il avait parlé de l’affaire à M. le Duc, qui lui avait dit qu’il voyait que le motif de l’Académie en lui demandant le droit de réversion était de faire un emprunt par elle ou par nous ; que, cet emprunt fait, il arriverait qu’on laisserait arrérager les intérêts ; qu’il arriverait de là infailliblement qu’on ferait quelque jour décréter la maison contre son intention qui avait été que cette maison fût pour jamais à l’Académie ; mais que si on pouvait lui fournir un expédient qui obviât à cette difficulté, il s’y prêterait.

J’eus un beau champ pour battre M. Bernard, et je le poussai si bien qu’il ne put plus soutenir le procédé, et me dit : « Dès que vous serez chez vous, écrivez-moi une lettre que je puisse montrer qui soit comme une suite de notre conversation, et que je puisse montrer à M. le Duc. » Je souscrivis à cet expédient, j’admirai son esprit, et je lui envoyai la lettre dont vous trouverez ici la copie 2 .

Je comptais partir dimanche prochain, mais cette affaire pourrait bien me retenir quelques jours, étant bien aise de veiller et de savoir l’effet qu’aura produit ma lettre.

Je vous prie de dire à M. de Vesis que j’ai fait les commissions, et que je compte les porter moi-même.

Je ne sache rien ici de nouveau si ce n’est qu’on recommence à y parler de la peste ; cette conversation avait été longtemps assoupie.

On continue à dire qu’on refera de nouvelles actions 3 . Ce qu’il y a de certain, c’est que toutes les manufactures d’autour de Paris sont, les unes totalement, les autres presque détruites.

Je fus hier à la Verrerie où je trouvai maison à louer ; j’habite, mon cher confrère, un f... pays, et je serai charmé pour bien des raisons d’avoir le plaisir de vous voir, et de boire avec vous.

Je vous embrasse mille fois, et suis votre très-humble et très-obéissant serviteur.

MONTESQUIEU.

Je vous prie de saluer bien fort de ma part MM. de Sarrau, de Barbot 4 , et M. le Président de Gasc.

Il y a quelque chose dans ma lettre à Bernard concernant l’Académie, qui pourrait n’être pas du goût de certaine personne que je sais. Vous savez mieux que moi à qui vous devez la montrer. Adieu.

On me mande de Hollande que la 2e édition des L. P. 5 va paraître avec quelques corrections 6 .

[1721 ?]

1 Le duc de La Force, protecteur de l’académie de Bordeaux. V. sup. son éloge fait par Montesquieu.

2 Nous n’avons pas cette copie.

3 Actions de la banque de Law.

4 Barbot, président de la cour des aides de Guyenne, et grand ami de Montesquieu. Il est souvent question de lui dans la correspondance.

5 Lettres persanes.

6 Cette lettre a été publiée dans le Bulletin de l’académie de Bordeaux, et reproduite dans le Bulletin du Bouquiniste, 2e année, 1858, p. 301. Elle n’est pas datée, mais la mention des nouvelles actions, de la peste, et de la seconde édition des Lettres persanes, permet d’en fixer la date à l’année 1721.

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