LETTRE LXII.

AU MÊME.

Je vous demande pardon de vous avoir donné de fausses espérances de mon retour ; des affaires que j’ai ici m’ont empêché de partir comme je l’avais projeté. Je suis aussi en l’air que vous ; je serai pourtant au commencement de mars à Bordeaux. Faites, en attendant, bien ma cour à la charmante comtesse de Pontac, chez qui je crois que vous êtes à présent, et d’où j’espère que vous descendrez à Bordeaux, où nous disputerons politique et théologie. J’enverrai le livre à M. le Nain : je peux bien envoyer un roman 1 à un conseiller d’état ; à vous, il faut les Pensées de M. Pascal ; quoique dix-huit ou vingt dames, que le prince de Wurtemberg m’a dit que vous avez sur votre compte en Languedoc et en Provence, vous auront sans doute beaucoup changé, et rendu plus croyant touchant les aventures galantes 2  ; vous ferez comme cet hermite que le diable damna en lui montrant un petit soulier ; car je vous ai toujours vu enclin aux belles passions, et je suis persuadé que, dans votre dévotion, vous enragiez de bon cœur ; mais il faudra vous divertir à Bordeaux, et je chargerai ma belle-fille d’avoir soin de vous. Je vis l’autre jour M. de Boze, avec qui je parlai beaucoup de vous ; quand vous serez ici, vous entrerez à l’Académie par la porte cochère : mais je vous conseille d’écrire encore sur le sujet du prix proposé pour l’année prochaine. Comme ce sujet tient à celui que vous avez traité 3 , et que vous tenez le fil des règnes précédents, vous trouverez moins de difficultés dans vos nouvelles recherches. Si les [le] mémoires, sur lesquels je travaillai l’histoire de Louis XI, n’avaient point été brûlés 4 , j’aurais pu vous fournir quelque chose sur ce sujet.

Si vous remportez ce troisième prix, vous n’aurez besoin de personne, et votre réception n’en sera que plus glorieuse. Vous aurez tant de loisir que vous voudrez à Clérac et à la Brède, où les voyages 5 et les dames ne vous distrairont plus ; vous êtes en haleine dans cette carrière, et vous y trouverez plus de facilité qu’un autre. Adieu, je vous embrasse mille fois.

De Paris, ce 10 octobre 1747.

1 Le Temple de Gnide, qu’il lui avait fait demander. (GUASCO.)

2 Ceci a rapport à la difficulté que celui-ci montrait toujours à croire, lorsqu’on débitait quelque aventure galante, soutenant qu’on était fort injuste à l’égard des femmes. Quelqu’un qui a beaucoup vécu avec ces deux amis, m’a dit que M. de Montesquieu le plaisantait souvent là-dessus, lui donnant par cette raison le titre de protecteur du beau sexe. Disputant un jour ensemble avec quelque chaleur, au sujet d’un conte de galanterie qui courait et que ce dernier s’efforçait d’excuser, un de leurs amis communs entra, et M. de Montesquieu se tournant subitement vers lui : « Président, lui dit-il, voilà un abbé qui croit qu’on ne f... point. (G.)

3 Le sujet proposé était l’État des lettres en France, sous le règne de Louis XI. Le conseil de M. de Montesquieu ayant été suivi, son correspondant remporta un troisième prix à l’Académie. Nous ne connaissons pas cette dissertation, qui n’est point imprimée dans l’édition faite à Tournay des dissertations de cet auteur. (G.)

4 A mesure qu’il composait, il jetait au feu les mémoires dont il avait fait usage ; mais son secrétaire fit un sacrifice plus cruel aux flammes. Ayant mal compris ce que M. de Montesquieu lui dit, de jeter au feu le brouillon de son histoire de Louis XI, dont il venait de terminer la lecture de la copie tirée au net, il jeta celle-ci au feu : et l’auteur ayant trouvé, en se levant, le brouillon sur sa table, crut que le secrétaire avait oublié de le brûler et le jeta aussi au feu, ce qui nous a privés de l’histoire d’un régne des plus intéressants de la monarchie française, écrite par la plume la plus capable de le faire connaitre. Le malheur n’est point arrivé dans sa dernière maladie, comme l’a avancé M. Fréron, dans ses feuilles périodiques, mais en l’année 1739 ou 1740, puisque M. de Montesquieu conta l’accident qui lui était arrivé à un de ses amis, à l’occasion de l’impression de l’Histoire de Louis XI, par M. Duclos, qui parut quelque temps après, l’an 1740. (G.) Il reste tout au moins dans les papiers conservés à La Brède, une Introduction au règne de Louis XI. Voyez la Biographie universelle, art. MONTESQUIEU, par Walckenaer.

5 Étant parti de Bordeaux, il profita de l’absence de M. de Montesquieu pour parcourir en détail les provinces méridionales de France, d’une mer à l’autre, et jusqu’au centre des Pyrénées, pour y connaître les savants, les académies, les bibliothèques, les antiquités, les ports de mer, les productions propres à chaque province et l’état du commerce et des fabriques, ce dont il a conservé des mémoires intéressants. (G.)

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