LETTRE LXIV.

A L’ABBÉ DE GUASCO.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je pars au premier jour pour Bordeaux, et que là j’espère avoir le plaisir de vous voir. Je sais que je vous dois des remerciements pour les deux petits chiens de Bengale, de la race de l’infant D. Philippe, que vous me menez ; mais comme les remerciements doivent être proportionnés à la beauté des chiens, j’attends de les avoir vus, pour former les expressions de mon compliment. Ce ne seront point deux aveugles, comme vous et moi, qui les formeront, mais mon chasseur, qui est très-habile, comme vous savez.

J’ai envoyé mon roman 1 à M. le Nain, et je trouve fort extraordinaire que ce soit un théologien qui soit le propagateur d’un ouvrage si frivole. Je vais aussi envoyer un exemplaire de la nouvelle édition de la Décadence des Romains au prince Edouard, qui, en m’envoyant son manifeste, me dit qu’il fallait de la correspondance entre les auteurs, et me demandait mes ouvrages.

Je fais bien ici vos affaires, car j’ai parlé de vous à madame la comtesse de Senectère, qui se dit fort de vos amies. Je n’ai pas daigné parler pour vous à la mère, car ce n’est pas des mères dont vous vous souciez. Bien des compliments à madame la comtesse de Pontac : quoi que vous puissiez dire de sa fille, je tiens pour la mère ; je ne suis pas comme vous.

Dites à l’abbé Venuti que j’ai parlé à l’abbé de Saint-Cyr, et qu’il fera une nouvelle tentative auprès de M. l’évêque de Mirepoix. Je n’ai jamais vu un homme qui fasse tant de cas de ceux qui administrent la religion, et si peu de ceux qui la prouvent 2 .

M. Lomellini m’a conté comme, pendant votre séjour en Languedoc, vous étiez devenu citoyen de Saint-Marin 3 , et un des plus illustres sénateurs de cette république : je m’en suis beaucoup diverti. Ce n’est pas cette qualité, sans doute, qui donnait envie au maréchal de Belle-Isle de vous avoir sur les bords du Var. C’est qu’il vous savait bien d’un autre pays, et je crois que vous avez bien fait de ne point accepter son invitation. Dieu sait comment on aurait interprété ce voyage dans votre pays.

Je souhaite ardemment de vous trouver de retour à Bordeaux quand j’y arriverai ; d’autant plus que je veux que vous me disiez votre avis sur quelque chose qui me regarde personnellement. Mon fils ne veut point de la charge de président à mortier, que je comptais lui donner. Il ne me reste donc que de la vendre, ou de la reprendre moi-même. C’est sur cette alternative que nous conférerons avant que je me décide ; vous me direz ce que vous pensez, après que je vous aurai expliqué le pour et le contre des deux partis à prendre : tâchez donc de ne vous pas faire attendre longtemps. Adieu.

De Paris, ce 28 mars 1748.

1 Le Temple de Gnide.

2 Ceci a rapport à la traduction italienne du poëme de la Religion (par l’abbé Venuti), dont nous avons parlé dans une note précédente. (GUASCO.)

3 Plaisanterie fondée sur ce que ce voyageur étant arrivé en Languedoc précisément dans le temps que les Autrichiens et les Piémontais avaient passé le Var, à la question que quelqu’un lui lit de quelle partie d’Italie il était, répondit en plaisantant : « De la république de Saint-Marin, qui n’a rien à démêler avec les puissances belligérantes. » Cette réponse avait été prise au sérieux par quelques personnes conjecturant bonnement qu’il était venu sans doute en France pour négocier en faveur des intérêts de la république. (G.)

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