LETTRE LXV.

A MONSEIGNEUR CERATI.

J’ai reçu, Monseigneur, non-seulement avec du plaisir, mais avec de la joie, votre lettre, par la voie de M. le prince de Craon. Comme vous ne me parlez point du tout de votre santé, et que vous écrivez, cela me fait penser qu’elle est bonne, et c’est un grand bien pour moi. M. Gendron 1 n’est pas mort, et je compte que vous le reverrez encore à Paris, se promenant dans son jardin avec sa petite canne, très-modeste admirateur des jésuites et des médecins. Pour parler sérieusement, c’est un grand bonheur que cet excellent homme vive encore, et nous aurions perdu beaucoup vous et moi. Il commence toujours, avec moi, ses conversations par ces mots : « Avez-vous des nouvelles de M. Cerati ? » L’abbé de Guasco est de retour de son voyage de Languedoc ou de Provence : vous l’avez vu un homme de bien, il s’est perdu comme David et Salomon. Le prince de Wurtemberg m’a dit qu’il avait vingt-une femmes sur son compte ; il dit qu’il aime mieux qu’on lui en donne vingt-une qu’une, et il pourrait bien avoir raison. Au milieu de sa galanterie vagabonde, il ne laisse pas de remporter des prix à l’Académie de Paris : il a gagné le prix de l’année passée, et il vient de gagner celui de cette année.

Je dois quitter Paris dans une quinzaine de jours, et passer quatre ou cinq mois dans ma province ; et je mènerai l’abbé de Guasco à la Brède 2 , faire pénitence de ses dérèglements. Madame Geoffrin 3 a toujours très-bonne compagnie chez elle, et elle voudrait bien fort que vous augmentassiez le cercle, et moi aussi. Vous me feriez un grand plaisir, si vous vouliez faire un peu ma cour à M. le prince de Craon, et lui dire combien je serais content de la fortune, si elle m’avait, par hasard, dans quelque moment de ma vie, approché de lui : en attendant, je fais ma cour à un homme qui le représentera bien ; c’est M. le prince de Beauvau 4  : soyez sûr qu’il y a en lui plus d’étoffe qu’il n’en faut pour faire un grand homme. Je me pique de savoir deviner les gens qui iront à la gloire ; et je ne me suis pas beaucoup trompé.

A l’égard de mon ouvrage 5 , je vous dirai mon secret. On l’imprime dans les pays étrangers. Je continue à vous dire ceci dans un grand secret. Il aura deux volumes in quarto, dont il y en a un d’imprimé ; mais on ne le débitera que lorsque l’autre sera fait : sitôt qu’on le débitera, vous en aurez un que je mettrai entre vos mains, comme l’hommage que je vous fais de mes terres. J’ai pensé me tuer depuis trois mois, afin d’achever un morceau que je veux y mettre, qui sera un livre de l’origine et des révolutions de nos lois civiles de France 6 . Cela formera trois heures de lecture ; mais je vous assure que cela m’a coûté tant de travail, que mes cheveux en sont blanchis. Il faudrait, pour que mon ouvrage fût complet, que je pusse achever deux livres sur les lois féodales 7 . Je crois avoir fait des découvertes sur une matière la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnifique matière. Si je puis être en repos à ma campagne pendant trois mois, je compte que je donnerai la dernière main à ces deux livres, sinon mon ouvrage s’en passera. La faveur que votre ami, M. Hein, me fait de venir souvent passer les matinées chez moi, fait un grand tort à mon ouvrage, tant par la corruption de son français, que par la longueur de ses détails ; il vient me demander de vos nouvelles ; il se plaint beaucoup d’une ancienne dysurie, que M. le Dran a beaucoup de peine à vaincre, et il ne me paraît guère plus content du Stathouder. Je vous prie de me conserver toujours un peu de part dans votre amitié, et de ne pas oublier celui qui vous aime et vous respecte.

De Paris, ce 28 mars 1748.

1 Ancien médecin de M. le Régent et le meilleur oculiste qu’il y eût en France. Il s’était retiré à Auteuil, dans la maison de M. Despréaux, son ami, qu’il avait achetée après sa mort. C’est par allusion à ces deux hôtes, que M. de Montesquieu, se promenant un jour avec M. Gendron, fit ces deux vers, qu’il faudrait mettre, dit-il en badinant, sur la porte :

Apollon dans ces lieux, prêt à nous secourir,
Quitte l’art de rimer pour celui de guérir.

M. de Voltaire avait fait quatre vers sur le même sujet. Ce médecin n’exerçait plus sa profession que pour quelques amis ; il n’aimait pas de parler de médecine et il avait une très médiocre idée des médecins en général. Il vivait d’une honnête rente viagère qu’il s’était faite, faisait beaucoup d’aumônes aux pauvres, aux malades, aux indigents qu’il voyait tous les jours et aux persécutés pour cause de jansénisme. (GUASCO.)

2 Il était allé à Bordeaux pour y passer un hiver, et la compagnie de M. de Montesquieu l’y retint trois ans, l’un et l’autre s’occupant beaucoup à l’étude et s’amusant à l’agriculture. (G.)

3 Femme de M. Geoffrin, entrepreneur des glaces, qui par le caractère de son esprit et par l’état de sa fortune, est parvenue à attirer chez elle une société de beaux esprits, de gens de lettres et d’artistes auxquels elle donne à diner deux fois par semaine, se rendant par là une manière de dictateur de l’esprit, des talents, du mérite et de la bonne compagnie. Sa maison est aussi le rendez-vous de plusieurs seigneurs et dames, qui s’arrangent pour aller souper chez elle. La société que l’on trouve dans cette maison, fait que les étrangers cherchent à y être introduits. La maîtresse du logis ne néglige pas d’attirer ceux qui peuvent lui donner du relief. Elle est très-officieuse pour ceux qui lui conviennent, et sans miséricorde pour ceux qui ne lui plaisent pas. Elle dit qu’elle tient toujours sur sa table une aune pour mesurer ceux qui se présentent chez elle pour la première fois, et c’est par cette aune qu’elle juge, dit-elle, à l’œil, s’ils peuvent devenir des meubles qui conviennent à sa maison. On prétend néanmoins que cette aune est quelquefois fautive. Tout cela lui a mérité de jouer un rôle dans la comédie des Philosophes, dont on dit qu’elle n’a pas été fort flattée. (GUASCO.)

Il ne faut pas oublier que l’abbé de Guasco a eu une grosse querelle avec Mme Geoffrin. V. inf. les dernières lettres que lui adressa Montesquieu, en 1754 et 1755.

4 Fils du prince de Craon et depuis maréchal de France.

5 L’Esprit des Lois.

6 C’est le livre XXVIII qui n’a pas moins de XLV chapitres et qui forme un ouvrage complet.

7 Ce sont les livres XXX et XXXI.

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