LETTRE LXXXIV 1 .

RÉPONSE A DES OBSERVATIONS DE GROSLEY 2

SUR L’Esprit des Lois 3 .

Je suis bien touché, Monsieur, de l’approbation que vous donnez à mon livre, et encore plus de ce que vous l’avez lu la plume à la main. Vos doutes sont ceux d’une personne très-intelligente. Voici en courant quelques réponses, et telles que le peu de temps que j’ai m’a permis de les faire.

« De l’esclavage, livre XV, chapitre II, et chapitre XX, livre XVIII. Il est du droit des gens, chez les Tartares, de venger par le sang des vaincus celui que leur coûtent leurs expéditions. Chez les Tartares, au moins, l’esclavage n’est-il pas du droit des gens ; et ne devrait-il pas son origine à la pitié ? »

L’esclavage qui serait introduit à l’occasion du droit des gens d’une nation qui passerait tout au fil de l’épée, serait peut-être moins cruel que la mort ; mais il ne serait point conforme à la pitié. De deux choses contraires à l’humanité, il peut y en avoir une qui y soit plus contraire que l’autre : j’ai prouvé ailleurs que le droit des gens tiré de la nature ne permet de tuer qu’en cas de nécessité. Or, dès qu’on fait un homme esclave, il n’y a pas eu de nécessité de le tuer.

« Un homme libre ne peut se vendre, parce que la liberté a un prix pour celui qui l’achète, et qu’elle n’en a point pour celui qui la vend ; mais dans le cas du débiteur qui se vend à son créancier, n’y a-t-il pas un prix de la part du débiteur qui se vend ? »

C’est une mauvaise vente que celle du débiteur insolvable qui se vend : il donne une chose inestimable pour une chose de néant.

« Les esclaves du chap. VI, livre XV, ressemblent moins aux esclaves qu’aux clients des Romains, ou aux anciens vassaux et arrière-vassaux. »

Je n’ai point cherché au chap. VI du livre XV l’origine de l’esclavage qui a été, mais l’origine de l’esclavage qui peut ou doit être.

« Il aurait fallu examiner (liv. XV, chap. XVIII) s’il n’est pas plus aisé d’entreprendre et d’exécuter de grandes constructions, avec des esclaves, qu’avec des ouvriers à la journée. »

Il vaut mieux des gens payés à la journée que des esclaves : quoi qu’on dise des pyramides et des ouvrages immenses que ceux-ci ont élevés, nous en avons fait d’aussi grands sans esclaves.

Pour bien juger de l’esclavage, il ne faut pas examiner si les esclaves seraient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation ; sans doute qu’ils lui seraient utiles ; mais il faut prendre un autre point de vue, et supposer que dans chaque nation, dans chaque ville, dans chaque village, on tirât au sort pour que la dixième partie qui aurait les billets blancs fût libre, et que les neuf dixièmes qui auraient les billets noirs fussent soumises à l’esclavage de l’autre, et lui donnassent un droit de vie et de mort, et la propriété de tous leurs biens. Ceux qui parlent le plus en faveur de l’esclavage seraient ceux qui l’auraient le plus en horreur, et les plus misérables l’auraient en horreur encore. Le cri pour l’esclavage est donc le cri des richesses et de la volupté, et non pas celui du bien général des hommes ou celui des sociétés particulières 4 .

Qui peut douter que chaque homme ne soit pas bien content d’être le maître d’un autre ? Cela est ainsi dans l’état politique, par des raisons de nécessité : cela est intolérable dans l’état civil.

J’ai fait sentir que nous sommes libres dans l’état politique, par la raison que nous ne sommes point égaux. Ce qui rend certains articles du livre en question obscurs et ambigus, c’est qu’ils sont souvent éloignés d’autres qui les expliquent, et que les chaînons de la chaîne que vous avez remarquée sont très-souvent éloignés les uns des autres.

« Liv. XIX, chap. IX. L’orgueil est un dangereux ressort pour un gouvernement. La paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, en sont les suites et les effets ; mais l’orgueil n’était-il pas le principal ressort du gouvernement romain ? N’est-ce pas l’orgueil, la hauteur, la fierté qui a soumis l’univers aux Romains ? Il semble que l’orgueil porte aux grandes choses, et que la vanité se concentre dans les petites.

« Liv. XIX, chap. XXVII. Les nations libres sont fières et superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines. »

Quant à la contradiction du liv. XIX, chap. IX, avec le liv. XIX, chap. XVII, elle ne vient que de ce que les êtres moraux ont des effets différents, selon qu’ils sont unis à d’autres. L’orgueil, joint à une vaste ambition, et à la grandeur des idées, produisit de certains effets chez les Romains ; l’orgueil, joint à une grande oisiveté avec la faiblesse de l’esprit, avec l’amour des commodités de la vie en produit d’autres chez d’autres nations. Celui qui a formé les doutes a beaucoup plus de lumières qu’il n’en faut pour bien sentir ces différences, et faire les réflexions que je n’ai pas le temps de faire ici.

Il n’y a qu’a considérer les divers genres de supériorité que les hommes, suivant diverses circonstances, sont portés à se donner les uns sur les autres.

« Liv. XIX, chap. XXII. Quand un peuple n’est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que quand celui qui jure est sans intérêt, comme le juge et les témoins. »

Sur le doute du chap. XXII, liv. XIX, il est très-honorable à un magistrat qui le forme ; mais il est toujours vrai qu’il y a des intérêts plus prochains et plus éloignés.

« Ne pourrait-on pas objecter contre les effets différents que les différents climats produisent, dans le système de l’auteur, que les lions, tigres, léopards, etc., sont plus vifs et plus indomptables que nos ours, nos sangliers, etc. ? »

Sur le doute du liv. XXIV, chap. II, cela dépend de la nature des espèces particulières des animaux.

« Liv. XXIII, chap. XV. Imaginons que tous les moulins périssent en un jour, sans qu’il soit possible de les rétablir. Où prendrait-on en France des bras pour y suppléer ? Tous les bras que cela ôterait aux arts, aux manufactures, seraient autant de bras perdus pour eux, si les moulins n’existaient pas. A l’égard des machines en général qui simplifient les manufactures en diminuant le prix, elles indemnisent le manufacturier par la consommation qu’elles augmentent ; et si elles ont pour objet une matière que produit le pays, elles en augmentent la consommation. »

A l’égard des moulins, ils sont très-utiles, surtout dans l’état présent. On ne peut entrer dans le détail ; ce qu’on en a dit dépend de ce principe qui est presque toujours vrai : plus il y a de bras employés aux arts, plus il y en a d’employés nécessairement à l’agriculture. Je parle de l’état présent de la plupart des nations ; toutes ces choses demandent beaucoup de distinctions, limitations, etc.

« Liv. XXVI, chap. III. La loi de Henri II, pour obliger de déclarer les grossesses au magistrat, n’est point contre la défense naturelle. Cette déclaration est une espèce de confession. La confession est-elle contraire à la défense naturelle ? Et le magistrat obligé au secret en est un meilleur dépositaire qu’une parente dont l’auteur propose l’expédient. »

Quant à la loi qui oblige les filles de révéler, la défense de la pudeur naturelle dans une fille est aussi conforme à la nature que la défense de sa vie ; et l’éducation a augmenté l’idée de la défense de sa pudeur, et a diminué l’idée de la crainte de perdre la vie.

« Liv. XIV, chap. XIV. Il y est parlé des changements que le climat fait dans les lois des peuples. Les femmes qui avaient beaucoup de liberté parmi les Germains et Wisigoths d’origine, furent resserrées étroitement par ces derniers, lorsqu’ils furent établis en Espagne. L’imagination des législateurs s’échauffa à mesure que celle du peuple s’alluma. En rapprochant cela des chap. IX et X du liv. XVI sur la nécessité de la clôture des femmes dans les pays chauds, ne sera-t-on pas étonné que ces mêmes Wisigoths qui redoutaient les femmes, leurs intrigues, leurs indiscrétions, leurs goûts, leurs dégoûts, leurs passions grandes et petites, n’aient point craint de leur laisser la bride, en les déclarant (liv. XVIII, chap. XXII) capables de succéder à la couronne, abandonnant l’exemple des Germains et le leur même ? Le climat ne devait-il pas au contraire éloigner les femmes du trône ? »

Sur les doutes du liv. XIV, chap. XIV, et du liv. XVIII, chap. XXII, l’un et l’autre sont des faits dont on ne peut douter ; s’ils paraissent contraires, c’est qu’ils tiennent à des causes particulières.

« Liv. XXX, chap. V, VI, VII et VIII. Abandonnez aux Francs les terres des domaines ; ils auront des terres, et les Gaulois ne seront point dépouillés. »

Liv. XXX, chap. V, VI, VII et VIII. Cela peut être, et que le patrimoine public ait suffi pour former les fiefs. L’histoire ne prouve autre chose, si ce n’est qu’il y a [ya] eu un partage, et les monuments prouvent que le partage ne fut pas du total.

Voilà, Monsieur, les éclaircissements que vous m’avez paru souhaiter ; et comme votre lettre fait voir une personne très au fait de ces matières, et qui joint au savoir beaucoup d’intelligence, j’ai écrit tout ceci très-rapidement. Du reste, l’édition la plus exacte est la dernière édition imprimée en 3 vol. in-12, à Paris, chez Huart, libraire, rue Saint-Jacques, près la fontaine Saint-Séverin.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec des sentiments remplis d’estime, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

8 avril 1750.

1 Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Patris dans ses Opuscules en prose et en vers, Paris, 1810, in-12, p. 124. En 1813 on a changé le titre de l’ouvrage pour celui de Poésies fugitires de Patris Dubreuil ; c’est la même édition.

2 Grosley, une des célébrités de la Champagne, né à Troyes le 18 novembre 1718, mort le 6 novembre 1785.

3 N.-B. Les endroits guillemetés contiennent les objections de Grosley. Son manuscrit en renferme encore d’autres auxquelles Montesquieu n’a pas répondu et que voici :

« Liv. V, chap. VI. Comment chaque Athénien était-il obligé de rendre compte de la manière dont il gagnait sa vie, si les républiques grecques ne voulaient pas que leurs citoyens s’appliquassent au commerce, à l’agriculture, ni aux arts ? »

« Liv. V, chap. XIX. Parmi les corollaires de ce livre, ne pourrait-on pas examiner si d’une république corrompue on pourrait faire une bonne monarchie ; et si, par la faute du peuple, une constitution peut passer du monarchisme au despotisme ? »

« Liv. XXXI, chap. XXII. Les femmes n’auraient pas dû succéder chez les Wisigoths, suivant les principes là posés. » (Note de Patris.)

4 Dans l’édition de 1758, Montesquieu a fait de ce passage le chapitre IX du livre XV.

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