LETTRE LXXXIX 1 .

AU DUC DE NIVERNOIS 2 .

AMBASSADEUR DE FRANCE A ROME.

J’ai reçu la lettre dont votre Excellence m’a honoré, et je la supplie d’agréer que je la remercie encore de ses bontés infinies, qui seront dans mon cœur toute ma vie.

Il me semble que l’affaire prend un mauvais train. M. le cardinal de Tencin m’a dit, il y a quelque temps, que lorsqu’un livre était dénoncé à la Congrégation de l’Index, cela n’était rien ; mais que lorsqu’il y était porté, il était comme condamné : or, il me paraît, par la lettre de votre Excellence, que mon livre y a été porté, puisque l’on a jugé, à la pluralité des voix, d’accorder un délai pour en parler. De plus, votre Excellence me fait l’honneur de me marquer que, selon toutes les apparences, la Congrégation de l’Index condamnera les premières éditions ; ainsi je n’ai [n’ait] fait jusqu’ici que travailler contre moi. Sur ce pied-là je vois que les gens qui, se déterminant par la bonté de leur cœur, désirent de plaire à tout le monde et de ne déplaire à personne, ne font guère fortune dans ce monde. Sur la nouvelle qui me vint que quelques gens 3 avaient dénoncé mon livre à la Congrégation de l’Index, je pensai que, quand cette Congrégation connaîtrait le sens dans lequel j’ai dit des choses qu’on me reproche, quand elle verrait que ceux qui ont attaqué mon livre en France ne se sont attiré que de l’indignation et du mépris, on me laisserait en repos à Rome, et que moi, de mon côté, dans les éditions que je ferais, je changerais les expressions qui ont pu faire quelque peine aux gens simples : ce qui est une chose à laquelle je suis naturellement porté ; de sorte que quand monseigneur Bottari m’a envoyé des objections, j’y ai toujours aveuglément adhéré, et ai mis sous mes pieds toute sorte d’amour-propre à cet égard ; or, à présent je vois qu’on se sert de ma déférence même pour opérer une condamnation. Votre Excellence remarquera que si mes premières éditions contenaient quelques hérésies, j’avoue que des explications dans une édition suivante ne devraient pas empêcher la condamnation des premières ; mais ici ce n’est point du tout le cas : il est question de quelques termes qui, dans de certains pays, ne paraissent pas assez modérés, ou que des gens simples regardent comme équivoques ; dans ce cas, je dis que des modifications ou éclaircissements dans une édition suivante et dans une apologie déjà faite 4 , suffisent. Ainsi votre Excellence voit que, par le tour que cette affaire prend, je me fais plus de mal que l’on ne peut m’en faire, et que le mal même qu’on peut me faire cessera d’en être un sitôt, que moi, jurisconsulte français, je le regarderai avec cette indifférence que mes confrères les jurisconsultes français ont regardé les procédés de la Congrégation dans tous les temps 5 .

L’on a dénoncé mon livre à l’assemblée du clergé ; cette assemblée a regardée cette dénonciation comme vaine.

Que les théologiens épluchent mon livre, ils n’y trouveront rien d’hérétique que ce qu’ils n’entendront pas ; et ce que je dis même de l’inquisition n’est qu’une affaire de police dans quelques pays, qui diffère selon les pays, qui peut avoir de la modération dans les uns, et dans les autres de l’excès ; et moi, qui ai écrit pour tous les pays du monde, j’ai pu remarquer ce qu’il y avait de modéré dans cette pratique et ce qu’il y avait d’excès.

Je crois qu’il n’est point de l’intérêt de la Cour de Rome de flétrir un livre de droit que toute l’Europe a déjà adopté ; ce n’est rien de le condamner, il faut le détruire. On y a fait des objections en France ; ces objections ont été jugées puériles, et ce sont les objections de l’auteur des feuilles ecclésiastiques qui ont scandalisé le public, et non pas le livre.

Quant à la véhémente sortie qu’a faite contre moi le P. Concina, je croirais que cet événement ne serait pas si défavorable à l’affaire qu’il paraît d’abord, parce que ce père m’ayant attaqué, il me met en droit de lui répondre, d’expliquer au public l’état des choses, et de rendre le public juge entre le père Concina et moi ; mais comme je ne vois les choses que de très-loin, et que je ne sais pas si une bonne réponse au père Concina me serait utile ou nuisible, je supplie votre Excellence de vouloir bien m’éclairer là-dessus, et me marquer s’il est à propos que je réponde, ou non ; et, en cas qu’il soit à propos de répondre, d’avoir la bonté de me dire si je pourrais avoir une copie des passages du livre du père Concina qui me concernent ; si je savais de quel ordre religieux est ce père, ceux de son ordre pourraient peut-être me faire voir son livre, qu’ils auront peut-être reçu.

A l’égard de l’édition et traduction de Naples, je suis bien sûr que Votre Excellence l’aura arrêtée de manière qu’il ne paraisse pas que ce soit le ministère de France ou de Naples qui l’ait arrêtée ; sans quoi, pour éviter un petit mal, je tomberais dans un pire, et je travaillerais pour la Congrégation de l’Index et non pas pour moi ; mais je suis sûr que votre Excellence, par sa lettre, n’aura laissé aucune équivoque là-dessus, et je crois même que si elle voit que mon livre sera condamné et les premières éditions défendues, elle laissera faire à ceux de Naples ce qu’ils voudront. Je lui demande pardon si je lui romps si longtemps la tête de cette affaire ; ce sont ses bontés qui en sont la cause, et je jouis de ces bontés.

J’ai l’honneur d’être, avec un respect infini, de votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur,

MONTESQUIEU.

Je demande encore pardon à votre Excellence, si j’ajoute ce mot : Il me paraît que le parti qu’elle a pris de tirer l’affaire en longueur est, sans difficulté, le meilleur, et peut conduire beaucoup à faire traiter l’affaire par voie d’impegno, et je vais avoir l’honneur de lui dire deux choses qui lui paraîtront peut-être dignes d’attention. On a dénoncé mon livre à la dernière assemblée du clergé ; elle n’en a point tenu compte : c’était mon confrère, M. l’archevêque de Sens 6 , qui avait fait de grandes écritures sur ce sujet, qui roulaient principalement sur ce que je n’avais pas parlé de la révélation, en quoi il errait et dans le raisonnement et dans le fait ; depuis on a porté cette affaire en Sorbonne, et il y a toutes les apparences du monde que le livre n’y sera point condamné, chose que je ne dis point encore, pour ne pas augmenter l’activité de mes ennemis. Or, s’il arrive que l’affaire ait tombé dans ces tribunaux, cela ne fournit-il pas une bonne raison pour arrêter la Congrégation de l’Index ? Je supplie votre Excellence de ne mettre à cette lettre que le degré d’attention qu’elle pourra mériter ; car je l’écris comme un enfant, n’ayant presque aucune connaissance de la manière de penser ou d’agir de là-bas. Quoi qu’il en soit, sitôt que la Sorbonne aura fini son opération, j’aurai l’honneur d’en instruire Votre Excellence, qui verra à quoi cet événement peut être bon. Je me souviens d’un endroit d’une de ses lettres auquel j’ai bien fait attention depuis ; qu’il ne fallait pas mettre trop d’importance aux choses qu’on demandait dans ce pays-là. Je la supplie de me permettre de lui présenter encore mes respects.

De Paris, le 8 octobre 1750.

1 Tirée des Œuvres Posthumes du duc de Nivernais. Paris, Maradan. 1807.

2 Louis Jules Mancini Mazarini, duc de Nivernais (1710-1798).

3 C’était le Gazetier ecclésiastique si l’on on croit ce qui est dit dans l’Éloge du duc de Nivernais, placé en tête des Œuvres Posthumes.

4 La Défense de l’Esprit des Lois :

5 C’était une maxime de nos libertés gallicanes que les décrets de la Congrégation de l’Index n’étaient point reçus en France. Voyez le discours de l’abbé Fleury sur les libertés gallicanes.

6 Languet de Gergy, historien de Marie Alacoque et membre de l’Académie française.

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