LETTRE LXXXVIII.

A M. VERNET, PASTEUR SUISSE 1 .

Si je ne suis pas trop présomptueux, Monsieur, pour répondre à une question qui n’est que très incidemment de mon ressort, je vous dirai que je suis très fortement de votre avis, et qu’il ne faut point, dans une traduction de la Bible, employer le terme de Vous au singulier. Vos raisons me paraissent extrêmement solides. Je pense qu’une version de l’Écriture n’est point une affaire de mode, ni même une affaire d’urbanité.

2º Il me semble que l’esprit de la religion protestante a toujours été de ramener les traductions de l’Écriture à l’original. Il ne faut donc point, en traduisant, faire attention aux délicatesses modernes. Ces délicatesses mêmes ne sont point tant des délicatesses, puisqu’elles nous viennent de la barbarie.

3º Le style de l’Écriture est plus ordinairement poétique, et nous avons très-souvent gardé le toi pour la poésie :

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire 2  ;

ce qui est bien autrement noble, que si Despréaux avait dit :

Grand roi, cessez de vaincre.

4º Dans votre religion protestante, quoique vous ayez voulu lire votre Bible en langue vulgaire, vous avez eu pourtant l’idée d’en conserver le caractère original, et vous vous êtes éloignés des façons de parler vulgaires. Une preuve de cela, c’est que vous avez traduit la poésie par la poésie.

5º Notre Vous étant un défaut des langues modernes, il ne faut point choquer la nature en général, et l’esprit de l’ouvrage en particulier, pour suivre ce défaut. Je crois que ces remarques auraient lieu dans quelque livre sacré de quelque religion quelconque, comme l’Alcoran, les livres religieux des Guèbres, etc. Comme la nature de ces livres est de devoir être respectés, il sera toujours bon de leur faire garder leur caractère original, et de ne leur donner jamais des tours d’expressions populaires. L’exemple de nos traducteurs, qui ont affecté le plus beau langage, ne doit pas plus être suivi que celui du prédicateur du Spectateur anglais, qui disait que, s’il ne craignait pas de manquer à la politesse et aux égards qu’il devait avoir pour ses auditeurs, il prendrait la liberté de leur dire que leurs déportements les mèneraient tout droit en enfer. Ainsi je crois, Monsieur, que si l’on veut faire à Genève une traduction de l’Écriture, qui soit mâle et forte, il faut s’éloigner, autant qu’on pourra, des nouvelles affectations. Elles déplurent même parmi nous dès le commencement ; et l’on sait combien le père Bouhours se rendit là-dessus ridicule, lorsqu’il voulut traduire le Nouveau Testament 3 . Conservez-y l’air et l’habit antiques ; peignez comme Michel-Ange peignait ; et quand vous descendrez aux choses moins grandes, peignez comme Raphaël a peint dans les loges du Vatican les héros de l’Ancien Testament, avec sa simplicité et sa pureté. J’ai l’honneur d’être, etc.

20 juin 1750.

1 Sur Jacob Vernet,et ses relations avec Montesquieu, voyez notre Introduction à l’Esprit des Lois, t. III, p. xxii et suiv.

Jacob Vernet, né à Genève, le 29 août 1698, mort le 2 mars 1789. Il a publié des Lettres sur la coutume convenue d’employer le VOUS au lieu du TU, et sur la question : Doit-on employer le tutoiement dans les versions de la Bible ? La Haye, 1752, in-12. (RAVENEL.)

2 Boileau, Épitre VIII.

3 Le Nouveau Testament, traduit en français selon la Vulgate, 1697-1703. 2 vol. in-12.

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