LETTRE LXXXVI 1 .

A S. E. MONSIEUR LE MARQUIS DE STAINVILLE.

MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE A PARIS.

Les bontés dont Votre Excellence m’a toujours honoré font que je prends la liberté de m’ouvrir à elle sur une chose qui m’intéresse beaucoup. Je viens d’apprendre que les jésuites sont parvenus à faire défendre, à Vienne, le débit du livre de l’Esprit des Lois. Votre Excellence sait que j’ai déjà ici des querelles à soutenir, tant contre les jansénistes que contre les jésuites ; voici ce qui y a donné lieu. Au chapitre sixième du livre quatrième de mon livre, j’ai parlé de l’établissement des jésuites au Paraguay, et j’ai dit que, quelques mauvaises couleurs qu’on ait voulu y donner, leur conduite à cet égard était très-louable ; et les jansénistes ont trouvé très-mauvais que j’aie par là défendu ce qu’ils avaient attaqué, et approuvé la conduite des jésuites : ce qui les a mis de très-mauvaise humeur. D’un autre côté, les jésuites ont trouvé que dans cet endroit même je ne parlais pas d’eux avec assez de respect, et que je les accusais de manquer d’humilité. Ainsi j’ai eu le destin de tous les gens modérés, et je me trouve être comme les gens neutres que le grand Cosme de Médicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons, qui sont incommodés par le bruit d’en haut et par la fumée d’en bas. Aussi, dès que mon ouvrage parut, les jésuites l’attaquèrent dans leur Journal de Trévoux, et les jansénistes en firent de même dans leurs Nouvelles ecclésiastiques ; et quoique le public ne fît que rire des choses peu sensées qu’ils disaient, je ne crus pas devoir en rire moi-même, et je fis imprimer ma Défense que votre Excellence connaît, et que j’ai l’honneur de vous envoyer : et comme les uns et les autres me faisaient à peu près les mêmes impressions, je me suis contenté de répondre aux jansénistes, à un seul article près, qui regarde en particulier le Journal de Trévoux.

Votre Excellence est instruite du succès qu’a eu ma Défense, et qu’il y a eu ici un cri général contre mes adversaires. Je croyais être tranquille, lorsque j’ai appris que les jesuites ont été porter à Vienne les querelles qu’ils se sont faites à Paris, et qu’ils y ont eu le crédit de faire défendre mon livre 2 , sachant bien que je n’y étais pas pour dire mes raisons : tout cela dans l’objet de pouvoir dire à Paris que ce livre est bien pernicieux, puisqu’il a été défendu à Vienne, de se prévaloir de l’autorité d’une aussi grande cour, et de faire usage du respect et de cette espèce de culte que toute l’Europe rend à l’impératrice 3 . Je ne veux point prévenir les réflexions de votre Excellence. Mais peut-être pensera-t-elle qu’un ouvrage dont on a fait dans un an et demi vingt-deux éditions, qui est traduit dans presque toutes les langues, et qui d’ailleurs contient des choses utiles, ne mérite pas d’être proscrit par le gouvernement.

J’ai l’honneur d’être, avec un respect infini, etc.

Paris, le 27 mai 1750.

1 L’original de cette lettre est à Ratisbonne dans la bibliothèque de l’Empereur. M. de Stainville la lui avait fait passer dès le 30 mai 1750. Le bibliothécaire avait écrit sur la lettre d’envoi de l’ambassadeur : « Lettre de M. le marquis de Stainville, en lui envoyant une lettre du célèbre Montesquieu au sujet du faux bruit qui avait couru que l’Esprit des Lois avait été prohibé à Vienne. » (MILLIN, Magasin encyclopédique, 1799, t. I, p. 393.) L’édition Dalibon (Paris, 1827), dit que l’original de cette lettre était dans la bibliothèque du prince de la Tour et Taxis.

2 Ce bruit était faux.

3 Marie-Thérèse.

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