LETTRE LXXXVII 1 .

AU CARDINAL PASSIONEI 2 .

Monseigneur,

Ceux qui m’ont attaqué m’ont fait le plus grand honneur que je puisse recevoir, puisqu’ils m’ont attiré la protection de votre Éminence ; de sorte que je ne sais si leur inimitié est pour moi un trait de la bonne ou de la mauvaise fortune. La réputation de votre Éminence dans le monde chrétien, celle qu’elle a dans le monde littéraire, me font regarder ses bontés comme la récompense de mes travaux ; et il est bien glorieux pour moi d’avoir obtenu lu protection de celui dont j’avais tant l’ambition d’obtenir l’estime.

Son Excellence M. le duc de Nivernais m’a dit, Monseigneur, tout ce que je vous devais, et je me suis senti flatté en lisant sa lettre.

J’ai l’honneur de lui envoyer quelques réflexions que j’ai faites sur celles de Monseigneur Bottari, et votre Éminence verra que s’il a trouvé quelquefois des termes qui n’exprimaient pas assez, ou qui exprimaient trop, ou des endroits qui n’étaient pas assez développés, je suis cependant presque toujours d’accord avec cet illustre prélat sur le fond des choses, et telle est la disposition de mon esprit et de mon cœur qu’en m’en remettant toujours entièrement à vous et à lui, je respecterai toujours de si grandes lumières, et si je désire que l’on soit content de moi dans les autres pays, ce désir est infiniment plus ardent à l’égard de Rome, par la raison qu’il n’arrive point que l’on veuille offenser ce qu’on aime.

Je supplie votre Éminence de m’accorder la continuation de ses bontés, et, parmi tant de personnes qui en connaissent le prix, je puis dire que je tiens un rang distingué.

J’ai l’honneur d’être, avec un respect plein de la plus parfaite admiration,

Monseigneur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

MONTESQUIEU.

A Paris, ce 2 juin 1750.

Les Réflexions jointes à cette lettre sont ainsi conçues :

« L’auteur du livre intitulé l’Esprit des Lois a fait cet ouvrage dans la seule vue d’exposer quelques idées purement politiques sur les différentes lois des gouvernements anciens et présents.

« Le public paraît avoir applaudi à ce projet digne d’un bon citoyen, dont le but était l’utilité publique, et il y a déjà eu vingt-deux éditions de ce livre.

« Cependant quelques personnes, donnant des sens détournés et forcés à quelques-unes de ses expressions, ont prétendu y trouver des principes dangereux sur la religion. Cette matière est au-dessus des lumières de l’auteur, qui n’a ni dû, ni prétendu la traiter.

« Il a travaillé à un ouvrage 3 où il se justifie pleinement de ces imputations, et montre qu’elles viennent de ce qu’on n’a pas entendu sa pensée, ou qu’on donne à ses paroles un sens tout autre que le naturel. Cependant, quoiqu’il y ait lieu d’espérer que cet ouvrage, qui doit avoir paru à Paris depuis quelques jours, dissipera jusqu’aux moindres nuages qu’on voudrait élever sur ses sentiments, comme il veut éviter même de scandaliser les simples, il supprimera et expliquera, dans une nouvelle édition qu’il ne tardera pas à donner 4 , les endroits qu’on s’est efforcé de rendre suspects par une interprétation sinistre. Dans ces circonstances, il se flatte que, si la congrégation de l’ndex voulait faire examiner son livre, elle attendrait au moins, pour porter un jugement, qu’elle eût vu les réponses de l’auteur et la nouvelle édition, et qu’elle daignerait faire attention qu’il ne s’agit point d’un ouvrage de doctrine et de théologie, mais d’un traité de politique, dont la matière est absolument étrangère aux matières de doctrine et de dogme.

« L’auteur, digne de considération par sa naissance et par la charge de président à mortier dont il est décoré, a mérité en Italie et à Rome, lorsqu’il y est venu, l’estime et l’amitié de tous ceux qui l’ont connu. Il semble digne par là, qu’on ait quelques égards pour lui, et qu’on soit moins prompt à flétrir son livre, et à condamner ses sentiments, qui ont toujours été et seront toujours ceux de la plus saine et de la plus pure doctrine, et exempts de tout soupçon à cet égard. Au reste, comme on l’a déjà dit, la Réponse qu’il y a faite, dissipera toutes les objections qui se sont élevées contre le livre ; et l’édition à laquelle il travaille, préviendra toutes celles qu’on pourrait faire à l’avenir. »

1 Communiquée par M. le comte Sclopis.

2 Le cardinal Passionei (1682-1761), savant antiquaire, un des hommes les plus érudits du siècle dernier. Sur la protection qu’il accorda à Montesquieu, voyez notre Introduction à l’Esprit des Lois, tome III, pages xxxiv et suivantes.

3 La Défense de l’Esprit des Lois.

4 Cette édition n’a pas paru du vivant de l’auteur. Mais si l’on veut comparer le texte primitif avec celui de l’édition de 1758, on verra, en effet, que Montesquieu a essayé d’adoucir un certain nombre de passages concernant la religion.

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