LETTRE XLVI.

A MONSEIGNEUR CERATI.

J’apprends, Monseigneur, par votre lettre, que vous êtes arrivé heureusement à Pise. Comme vous ne me dites rien de vos yeux, j’espère qu’ils se seront fortifiés. Je le souhaite bien, et que vous puissiez jouir agréablement de la vie, pour vous et pour les délices de vos amis. Vous m’exhortez à publier, je vous exhorte fort vous-même à nous donner une relation des belles réflexions que vous avez faites dans les divers pays que vous avez vus. Il y a beaucoup de gens qui paient les chevaux de poste ; mais il y a peu de voyageurs, et il n’y en aucun comme vous. Dites à l’abbé Niccolini qu’il nous doit un voyage en France ; et je vous prie de l’assurer de l’amitié la plus tendre.

Je voudrais bien pouvoir vous tenir tous deux dans la terre de Brède, et là y avoir de ces conversations que l’ineptie et la folie de Paris rendent rares. J’ai dit à l’abbé Venuti que ses médailles étaient vendues. Nous avons ici l’abbé de Guasco, qui me tient fidèle compagnie à la Brède. Il me charge de vous faire bien des compliments. Il faut avouer que l’Italie est une belle chose, car tout le monde veut l’avoir. Voilà cinq armées qui vont se la disputer. Pour notre Guienne, ce ne sont que des armées de gens d’affaires qui en veulent faire la conquête, et ils la font plus sûrement que le comte de Gages. Je crois qu’à présent il se fait bien des réflexions sous la grande perruque du marquis d’Orméa. Je n’irai à Paris d’un an tout au plus tôt. Je n’ai pas un sou pour aller dans cette ville qui dévore les provinces, et que l’on prétend donner des plaisirs, parce qu’elle fait oublier la vie. Depuis deux ans que je suis ici, j’ai continuellement travaillé à la chose dont vous me parlez 1  ; mais ma vie avance et l’ouvrage recule, à cause de son immensité ; vous pouvez être bien sûr que vous en aurez d’abord des nouvelles ; on m’avertit que mon papier finit 2 . Je vous embrasse mille fois.

De Bordeaux, le 10 juin 1745.

1 L’Esprit des lois.

2 Montesquieu dictait la plupart de ses lettres, pour ne pas fatiguer sa vue fort affaiblie.

Share on Twitter Share on Facebook