En Angleterre, à cette époque, les esprits étaient très montés contre les Français. Des contrebandiers, aussi bien que d’honnêtes négociants faisant le commerce entre la France et la côte anglaise, apportaient des bribes de nouvelles. Ce qu’on apprenait par eux faisait bouillir le sang de tout brave Anglais, et lui donnait grand désir de marcher sur les égorgeurs qui avaient emprisonné leur roi et sa famille, fait subir à la reine et à ses enfants les traitements les plus odieux, et allaient maintenant jusqu’à demander ouvertement le sang de tous les Bourbons et de leurs partisans.
L’assassinat de la princesse de Lamballe, la jeune et charmante amie de Marie-Antoinette, avait rempli les consciences anglaises d’une horreur inexprimable ; le supplice quotidien de nombre de royalistes de marque, dont l’unique crime était leur nom aristocratique, semblait crier vengeance à toute l’Europe civilisée.
Malgré tout, personne n’osait intervenir. Burke avait épuisé toute son éloquence pour chercher à entraîner le gouvernement britannique à combattre la révolution française, mais Pitt, avec sa prudence caractéristique, n’avait pas admis que son pays fût prêt à s’engager dans une nouvelle guerre, coûteuse et difficile. C’était à l’Autriche de prendre l’initiative, l’Autriche dont la plus jolie des filles était alors une reine détrônée, emprisonnée, insultée journellement par les hurlements de la populace ; ce n’était pas le moment, ajoutait Fox, pour l’Angleterre entière de prendre les armes, parce que la moitié des Français avait décidé d’assassiner l’autre.
Quant à Jellyband et à son ami John Bull, bien qu’ils regardassent tous les étrangers avec un mépris écrasant, ils étaient royalistes et antirévolutionnaires jusqu’aux moelles, et, à l’heure actuelle, ils étaient furieux contre Pitt à cause de sa prudence et de sa modération, bien que tout naturellement ils n’eussent pas la moindre idée des raisons diplomatiques qui guidaient la conduite du grand homme.
Mais voici que Sally rentrait en courant très surexcitée et affairée. Les joyeux compagnons dans la salle n’avaient rien entendu du bruit à l’extérieur, mais elle avait aperçu s’arrêtant devant la porte du Repos du Pêcheur un cheval et un cavalier ruisselants d’eau, et tandis que le palefrenier accourait prendre les rênes, la gentille Miss Sally s’était précipitée vers la porte d’entrée pour souhaiter la bienvenue au visiteur.
– Je crois avoir vu dans la cour le cheval de Lord Antony, dit-elle en traversant la salle en toute hâte.
Mais déjà du dehors on avait repoussé le battant et, un moment plus tard, un bras recouvert de drap gris et trempé de pluie entourait la taille de la jolie Sally, tandis qu’une voix chaude résonnait au milieu des lambris de chêne.
– Vivent vos yeux noirs qui voient si clair, ma petite Sally, s’écria l’homme qui venait d’entrer.
De son côté le digne M. Jellyband arrivait affairé, alerte, faisant l’empressé, comme il convenait pour recevoir l’un des hôtes favoris de son auberge.
– Ma parole, Sally, ajouta Lord Antony, en posant un baiser sur les joues en fleur de Miss Sally, vous devenez de plus en plus jolie, chaque fois que je vous vois, et mon brave Jellyband doit avoir une rude besogne pour écarter la main des galants de votre taille si mince. – Vous disiez, monsieur Waite ?
M. Waite, partagé entre le respect qu’il devait à milord et l’aversion qu’il avait pour ce genre de plaisanteries, répondit simplement par un grognement indécis.
Lord Antony Dewhurst, l’un des fils du duc d’Exeter, était un jeune Anglais typique de son temps, grand, bien planté, large d’épaules, d’une physionomie joyeuse. Partout où il allait, son rire clair sonnait. Bon sportsman, gai compagnon, homme du monde poli et courtois, n’ayant pas trop de cervelle pour gâter son humeur, il était un favori universel, aussi bien dans les salons de Londres que dans les salles des hôtelleries de village.
Au Repos du Pêcheur chacun le connaissait ; il aimait à faire voile pour la France, et jamais il ne manquait de passer une nuit sous le toit du digne M. Jellyband soit à l’aller soit au retour.
Il fit un signe de tête à Waite, à Pitkin et aux autres, lorsque enfin il lâcha la taille de Sally, et il traversa la pièce pour aller se réchauffer et se sécher dans l’âtre ; en même temps il lança un regard rapide et quelque peu soupçonneux aux deux étrangers qui tranquillement avaient repris leur jeu de dominos, et, pendant quelques secondes, une expression de profonde gravité, d’anxiété même, assombrit sa physionomie jeune et joviale.
Mais ce ne fut qu’un éclair ; l’instant d’après il s’était tourné vers M. Hempseed, qui respectueusement portait la main à son front.
– Eh bien ! monsieur Hempseed, et les fruits ?
– Ça va mal, milord, ça va mal, mais que pouvez-vous attendre sous un gouvernement qui favorise ces sacripants de Français qui voudraient tuer leur roi et toute leur noblesse ?
– Ventre-saint-gris ! ils le feraient, mon bon Hempseed, du moins pour ceux qui ont la mauvaise chance de se laisser prendre. Mais nous avons quelques amis qui arrivent ici ce soir qui, eux au moins, ont échappé à leurs griffes.
Lorsque le jeune homme dit ces mots, il parut jeter un regard défiant sur les deux étrangers tranquilles dans le coin.
– Grâce à vous, milord, et à vos amis, m’a-t-on raconté, dit M. Jellyband. Mais aussitôt Lord Antony secoua le bras de notre hôte pour l’avertir :
« Chut ! » fit-il d’un ton péremptoire, et, instinctivement, de nouveau il regarda les étrangers.
– Oh ! mon Dieu, n’ayez pas peur, c’est parfait, je n’aurais rien dit si nous n’avions pas été entre amis. Ce monsieur-là est un sujet du roi George, aussi loyal et aussi fidèle que vous êtes vous-même, milord, sauf révérence. Il n’est arrivé à Douvres que dernièrement et il installe un commerce par ici.
– Un commerce ? Alors, ma parole, ce doit être comme entrepreneur des pompes funèbres, car je n’ai jamais vu une figure plus lamentable.
– Non, milord, je crois que ce monsieur est un veuf, ce qui expliquerait bien son aspect mélancolique ; mais néanmoins je garantis que c’est un ami, et vous devez reconnaître, milord, que personne ne peut mieux juger les figures que le propriétaire d’une auberge de village.
– Alors, ça va bien, si nous sommes entre amis, continua Lord Antony, qui ne paraissait pas enclin à discuter ce sujet avec son hôte. Mais, dites-moi, vous n’avez personne d’autre qui habite ici, n’est-ce pas ?
– Personne, milord, et pas d’arrivants non plus, du moins…
– Du moins ?
– Oh ! personne à qui Votre Seigneurie mettrait objection, je le sais.
– Qui est-ce ?
– Eh bien ! milord, Sir Percy Blakeney et sa dame seront ici dans quelques minutes, mais ils ne resteront pas.
– Lady Blakeney ? demanda Lord Antony quelque peu étonné.
– Oui, milord, le capitaine du bateau de Sir Percy vient de venir. Il dit que le frère de Sa Seigneurie traversera le détroit pour la France aujourd’hui, à bord du Day Dream, qui est le voilier de plaisance de Sir Percy et Sir Percy et milady viendront ici pour ne nous quitter qu’à la dernière minute. Cela ne vous ennuie pas, milord ?
– Non, non, mon ami, pas du tout, rien ne m’ennuierait, sauf ce souper, s’il n’était pas le meilleur que Miss Sally puisse cuire et le meilleur qui ait jamais été servi sur la table du Repos du Pêcheur.
– Quant à cela, soyez sans crainte, milord, s’exclama Sally qui tout le temps avait été très occupée à mettre le couvert.
Et elle paraissait très gaie et très engageante, cette table, garnie au centre d’un grand bouquet de dahlias de diverses couleurs et, tout autour, de gobelets d’étain bien reluisants et de porcelaine bleue.
– Pour combien de personnes, milord ?
– Cinq places, ma jolie Sally, mais préparez le dîner pour dix au moins, mes amis seront fatigués et affamés aussi, j’espère. Quant à moi, je vous assure que ce soir j’avalerais bien la moitié d’un bœuf.
– Les voilà, je crois, dit Sally agitée.
On pouvait entendre distinctement un bruit de sabots de chevaux et de roues qui approchaient rapidement.
Il y eut dans la salle une émotion générale. Chacun voulait voir les élégants amis de Lord Antony, qui arrivaient de l’autre côté de l’eau. Miss Sally lança un ou deux regards rapides à la petite glace qui pendait au mur, et le digne M. Jellyband sortit en hâte pour être le premier à souhaiter la bienvenue à ses hôtes de distinction. Il n’y eut que les deux étrangers dans le coin qui ne participèrent pas à l’agitation environnante. Ils finissaient tranquillement leur partie de dominos et ne regardaient même pas vers la porte.
– Tout droit, comtesse, la porte à votre droite, disait dehors une voix agréable.
– Oui, les voilà bien arrivés, s’écria Lord Antony, enchanté. Allons, Sally, voyez à nous servir la soupe le plus tôt possible.
La porte fut repoussée, grande ouverte, et, précédé de Jellyband qui se perdait dans ses révérences, un groupe de quatre personnes, deux dames et deux hommes, entra dans la salle.
– Soyez les bienvenus dans la vieille Angleterre, fit avec effusion Lord Antony, avançant rapidement vers les arrivants, les deux mains tendues.
– Lord Antony Dewhurst, je suppose, dit en anglais une des deux dames avec un accent étranger prononcé.
– Pour vous servir, madame.
Il baisa cérémonieusement la main des deux femmes, puis, se tournant vers les hommes, il les reçut cordialement.
Sally était déjà en train d’aider les Françaises à ôter leurs manteaux de voyage, et toutes deux se tournèrent en frissonnant vers l’âtre où la flamme brillait gaiement.
Un mouvement se produisait dans l’ensemble de la compagnie présente. Sally s’était précipitée dans sa cuisine ; Jellyband, toujours distribuant des saluts à profusion, arrangeait quelques sièges autour du feu. Monsieur Hempseed touchait son front du doigt et laissait libre la place qu’il occupait dans l’âtre. Chacun examinait les étrangers avec curiosité, tout en y mettant quelque discrétion.
– Ah, messieurs, que puis-je vous dire ? s’exclama la plus âgée des deux femmes, en présentant à la chaleur du brasier ses mains fines et aristocratiques et en regardant avec une gratitude indicible d’abord Lord Antony, puis l’un des deux jeunes gens qui l’avaient accompagnée et qui était occupé à se débarrasser d’un lourd manteau à collets.
– Oh ! comtesse, tout simplement que vous êtes heureuse d’être en Angleterre, répondit Lord Antony, et que vous n’avez pas trop souffert de ce pénible voyage.
– Certainement, nous sommes heureuses d’être en Angleterre ; déjà nous avons oublié tout ce que nous avons souffert – et ses yeux se remplissaient de larmes.
Sa voix était basse et bien timbrée et sur son visage régulier, surmonté d’abondants cheveux blancs coiffés très haut sur le front, à la mode du temps, on pouvait voir la trace de bien des souffrances, supportées avec beaucoup de dignité calme et de noblesse.
– J’espère que mon ami, Sir Andrew Ffoulkes, s’est montré agréable compagnon de voyage ?
– Sir Andrew a été l’amabilité même. Comment pourrons-nous jamais, mes enfants et moi, montrer la reconnaissance que nous vous devons à tous, messieurs ?
Sa compagne, une ravissante jeune fille, presque une enfant, dont l’air de fatigue et de tristesse était poignant, avait gardé le silence jusque-là, mais ses grands yeux bruns et humides d’émotion avaient cessé de contempler la flamme et cherchaient à rencontrer ceux de Sir Andrew Ffoulkes, qui s’était rapproché de l’âtre en même temps que d’elle. Lorsque ses regards croisèrent ceux du jeune homme, elle les trouva fixés avec une admiration non déguisée sur le joli visage qui était devant lui et cela amena à ses joues pâles une légère rougeur.
– C’est donc cela, l’Angleterre ? dit-elle en regardant avec une curiosité juvénile l’âtre ouvert, les poutres de chêne, les rustres vêtus de blouses brodées et à la physionomie joyeuse et colorée.
– Ce n’en est qu’une bien petite partie, mademoiselle, répliqua Sir Andrew en souriant, mais elle est tout entière à votre service.
La jeune fille rougit à nouveau, mais cette fois un léger sourire, joyeux et doux, illumina ses traits charmants. Elle se tut et Sir Andrew fit de même, mais ils se comprenaient, car la jeunesse a une façon de s’entendre qui est la même dans toutes les langues depuis le commencement du monde.
– Eh bien ! et le souper, interrompit la voix joviale de Lord Antony, le souper, honnête Jellyband ? Où donc est votre jolie fille et son pot-au-feu ? Morbleu, mon bonhomme ! pendant que vous regardez ces dames bouche bée, elles vont défaillir d’inanition.
– Un instant, un instant, milord, s’écria Jellyband en ouvrant toute grande la porte qui conduisait à la cuisine et en appelant vigoureusement.
– Sally ! Eh là ! Sally, es-tu prête, ma fille ?
Sally était prête, et la minute suivante elle apparut portant une énorme soupière d’où s’élevait un nuage de vapeur qui répandait une odeur savoureuse.
– Ventre-saint-gris ! Enfin, voilà le souper, fit Lord Antony avec joie, et, galamment, il offrit son bras à la comtesse en ajoutant avec cérémonie :
– Voulez-vous me faire l’honneur, madame ? et il la conduisit à table.
Il y eut un remue-ménage général dans la salle. M. Hempseed et la plupart des pêcheurs et des autres assistants s’étaient retirés pour laisser la place aux gens de qualité et pour finir leur pipe ailleurs. Il n’y eut que les deux étrangers qui ne bougèrent point ; sans s’occuper de rien ils finissaient leur jeu de dominos et sirotaient leur vin ; à une autre table, Harry Waite, qui était en train de perdre rapidement patience, surveillait les mouvements de Sally autour de la table.
Elle paraissait une jolie fleur de la campagne anglaise, et il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que ce jeune Français, facilement émotionnable, ne pût la quitter des yeux.
Le vicomte de Tournay était un garçon imberbe, de dix-neuf ans à peine, sur qui les tragédies terribles qui se jouaient dans son propre pays n’avaient fait que peu d’impression. Il était vêtu avec élégance et même avec recherche ; une fois débarqué en Angleterre, il était évidemment disposé à oublier les horreurs de la Révolution dans les plaisirs de la vie anglaise.
– Pardi, si c’est là l’Angleterre, elle me plaît, dit-il, en continuant à regarder Sally avec une satisfaction marquée.
Il est impossible de rapporter l’exclamation qui jaillit des dents serrées de Harry Waite. Ce ne fut que le respect de la qualité des hôtes, surtout de celle de Lord Antony, qui le retint de montrer son mécontentement.
– Eh bien ! oui, c’est là l’Angleterre ; mais surtout, je vous prie, jeune débauché, interrompit Lord Antony en riant, n’apportez pas vos mœurs étrangères et libertines dans ce pays austère.
Lord Antony s’était déjà assis au haut de la table, la comtesse à sa droite. Jellyband s’agitait autour d’eux, remplissait les verres et remuait les chaises. Sa fille attendait, prête à servir la soupe. Les amis de Harry Waite avaient enfin réussi à l’emmener hors de la chambre, car il perdait de plus en plus son sang-froid, en voyant l’admiration évidente du vicomte pour Sally.
– Suzanne ! commanda la sévère comtesse.
Suzanne rougit encore, l’heure et le lieu avaient disparu pour elle ; assise auprès du feu, elle avait laissé les yeux du bel Anglais s’arrêter sur sa gracieuse figure et presque inconsciemment avait abandonné sa main dans celles du jeune homme. La voix de sa mère la ramena une fois de plus à la réalité, et avec un « Oui, maman ! » soumis, elle prit place à table.