Marguerite cessa de respirer, il lui semblait que sa vie elle-même était suspendue, tandis qu’elle écoutait cette voix. Dans le chanteur, elle avait reconnu son mari. Chauvelin aussi l’avait entendue car il lança un regard vers la porte, puis en hâte il prit son large chapeau et se l’enfonça sur la tête.
La voix se rapprochait ; pendant une seconde, il vint à Marguerite un désir fou de descendre les marches, de courir à travers la pièce, d’arrêter cette chanson à tout prix, de supplier le joyeux arrivant de se sauver – de fuir la mort, avant qu’il ne fût trop tard. Elle contint juste à temps ce mouvement impulsif, Chauvelin l’aurait arrêtée avant qu’elle n’eût atteint la sortie, et d’ailleurs, elle ignorait s’il n’avait pas de soldats placés à portée de voix. Son action irréfléchie pouvait donner le signal de la mort de l’homme qu’elle aurait voulu sauver au prix de sa propre vie.
Long to reign over us,
God save the King.
chantait la voix, plus claire que jamais. Un instant après la porte fut poussée brusquement et il se fit un silence.
Marguerite ne pouvait apercevoir l’entrée de la salle : elle retenait son souffle, cherchant à deviner la scène qui se déroulait.
En entrant, les regards de Percy Blakeney étaient tombés immédiatement sur le curé assis à table ; son hésitation ne dura pas plus de cinq secondes, puis la jeune femme vit sa longue silhouette traverser la pièce, tandis que d’une voix joyeuse il appelait :
– Eh bien ! holà ! il n’y a donc personne ? Où est cet imbécile de Brogard ? Il portait le superbe manteau et le costume de cheval dans lequel Marguerite l’avait vu à Richmond pour la dernière fois, peu de jours auparavant. Il était d’une élégance irréprochable, les jolies dentelles de Malines de son jabot et de ses manchettes avaient conservé leur fraîcheur et leur délicatesse aérienne, ses mains paraissaient fines et blanches, ses cheveux blonds soigneusement relevés, et il portait son monocle avec ce geste affecté qui lui était habituel. Bref à ce moment, Sir Percy Blakeney, baronnet, aurait aussi bien pu être sur le point de se rendre à une garden-party du prince de Galles, que de courir délibérément, tête baissée, dans un piège dressé pour lui par son cruel ennemi.
Il s’arrêta au milieu de la salle, tandis que sa femme paralysée d’effroi attendait à tout instant que Chauvelin donnât un signal, que la maison se remplît de soldats, qu’elle-même se précipitât pour aider Sir Percy à vendre chèrement sa vie. Pendant qu’il se tenait là, debout, inconscient du danger, elle était sur le point de crier :
– Sauve-toi Percy ! c’est ton mortel ennemi ! Fuis avant qu’il ne soit trop tard !
Mais elle n’eût même point le temps de le faire, car, sans crainte, Blakeney se dirigeait vers la table, et, en tapant gaiement sur l’épaule du curé, il lui disait de sa façon affectée et traînante :
– Drôle de sort !… monsieur Chauvelin… Je jurerais que je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici.
Chauvelin qui était en train de porter à sa bouche une cuillerée de soupe, s’étrangla presque. La pâleur de sa figure osseuse s’accentua subitement, et une violente quinte de toux épargna à ce rusé représentant de la France de trahir la surprise la plus forte qui ait jamais été ressentie. Il est évident qu’il ne s’attendait pas à ce geste hardi de la part de son ennemi et cette héroïque témérité le laissa interdit.
Son effarement indiquait clairement qu’il n’avait pas pris la précaution de faire entourer l’auberge de soldats et Blakeney n’était pas sans l’avoir compris ; il était vraisemblable que son cerveau plein de ressources avait déjà formé un plan dans lequel il tirerait profit de cette rencontre inattendue.
Dans sa soupente, Marguerite n’avait pas bougé. Elle avait fait à Sir Andrew la promesse solennelle de ne point adresser la parole à Sir Percy devant des tiers, et elle avait assez de maîtrise d’elle-même pour ne pas se jeter d’une façon irraisonnée et impulsive à travers les desseins de son mari. Rester assise ainsi à regarder ces deux hommes était une façon terrible de mettre son caractère à l’épreuve. Elle avait entendu Chauvelin donner des ordres pour patrouiller toutes les routes. Elle savait que si Percy quittait le Chat gris, quelque direction qu’il prît, il ne pouvait pas aller loin sans être aperçu par l’un des hommes du capitaine Jutley. D’un autre côté, s’il restait là, Desgas aurait le temps d’être de retour avec les six soldats que Chauvelin avait commandés. Le piège se resserrait, et Marguerite ne pouvait que veiller et faire des conjectures.
Les deux hommes formaient un contraste étrange, et, des deux, c’était le Français qui était le moins rassuré. Marguerite le connaissait assez pour deviner ce qui se passait dans son esprit. Il n’avait pas peur pour lui personnellement, bien qu’il fût seul dans une auberge isolée, avec un homme puissamment bâti dont l’audace et la témérité défiaient toute imagination. Elle savait que Chauvelin aurait volontiers bravé le danger qu’il avait à cœur, mais ce qu’il craignait, c’était que cet impudent Anglais ne doublât les chances qu’il avait de s’échapper en l’assommant ; ses subalternes ne réussiraient peut-être pas aussi facilement à s’emparer du Mouron Rouge, s’ils n’étaient pas dirigés par la main rusée et le cerveau malin qui avaient la haine pour stimulant.
En tout cas, l’envoyé du gouvernement français était pour le moment en sécurité en compagnie de son vigoureux adversaire. Blakeney, avec sa joyeuse humeur et son rire le plus niais, lui tapait tranquillement dans le dos.
– Je suis bien fâché…, disait-il gaiement, je suis désolé… Il me semble que je vous ai troublé… Lorsque vous mangiez votre soupe, mais aussi… sale chose, pas commode, la soupe… eh… Morbleu ! Un de mes amis est mort une fois… étranglé… comme vous, par une cuillerée de soupe.
Il souriait timidement et aimablement en regardant Chauvelin.
– Vertudieu ! continua-t-il, aussitôt que son interlocuteur se fut un peu remis, sacré trou ici… n’est-ce pas ? là ! vous permettez ? ajouta-t-il, en façon d’excuse, s’asseyant sur une chaise près de la table et amenant à lui la soupière, cet idiot de Brogard est-il en train de dormir ou de bayer aux corneilles ?
Il y avait sur la table une deuxième assiette, et avec calme, il se servit du potage, puis se versa un verre de vin.
Marguerite se demandait quelle serait l’attitude du Français. Son déguisement était si parfait que peut-être, lorsqu’il serait remis, il nierait son identité : mais Chauvelin était trop fin pour faire un geste aussi puéril et aussi maladroit ; déjà il tendait la main et aimablement répondait :
– Je suis vraiment enchanté de vous voir, Sir Percy. Il faut me pardonner – hum – je croyais que vous étiez de l’autre côté du détroit. Cette surprise m’a coupé le souffle.
– Là ! fit Percy avec son rire bon enfant, c’est vrai ça monsieur… (comment donc ?) Chaubertin ?
– Pardon… Chauvelin.
– Je vous demande mille pardons. Oui, Chauvelin, naturellement… Voilà… Je n’ai jamais pu faire entrer dans ma cervelle les noms étrangers.
Tranquillement, il mangeait sa soupe, riait de bonne humeur, comme s’il était venu à Calais dans l’intention exclusive d’avoir le plaisir de souper dans cette auberge répugnante, en compagnie de son plus mortel ennemi.
Marguerite se demandait pourquoi Percy n’étranglait pas le petit Français ; et probablement une idée de ce genre lui avait traversé l’esprit, car de temps en temps ses grands yeux nonchalants paraissaient briller d’un éclat de mauvais augure, lorsqu’ils s’arrêtaient sur la silhouette maigre de Chauvelin, qui, tout à fait redevenu maître de lui, mangeait sa soupe avec calme.
Mais l’esprit subtil qui avait dressé et exécuté tant de complots audacieux avait une vue trop nette pour l’induire à courir des dangers inutiles. Il ignorait tout. Cet endroit. était-il rempli d’ennemis ? l’aubergiste était-il à la solde de Chauvelin ? Un appel du diplomate ne ferait-il pas surgir vingt hommes qui tomberaient sur lui et l’arrêteraient avant qu’il eût pu aider ou au moins prévenir les fugitifs ? Il ne voulait pas courir de risques ; il voulait aider ses protégés, il voulait les voir en sûreté ; car il en avait donné sa parole, et il la tiendrait. Tout en mangeant et en bavardant, il réfléchissait et dressait ses plans, tandis qu’en haut dans la mansarde, la pauvre femme angoissée se creusait la tête, se demandant quel était son devoir ; son désir de courir lui devenait une torture ; elle n’osait pas bouger de peur de troubler ses projets.
– Je ne savais pas, disait Blakeney, que vous étiez… dans les ordres sacrés.
– Je… hem…, balbutiait Chauvelin.
La froide témérité de son antagoniste l’avait évidemment fait sortir de son équilibre habituel.
– Mais là ! Je vous aurais reconnu partout, continuait Sir Percy, sans hâte, en se versant un verre de vin, bien que la perruque et le chapeau vous aient un peu changé.
– Vous croyez ?
– Mon Dieu ! ça change tant un homme… mais… morbleu ! J’espère que vous ne vous offusquez pas de cette remarque ?… Rudement mal élevé de faire des remarques… Je souhaite que vous ne m’en vouliez pas ?
– Non, non, pas du tout… hem ! J’espère que Lady Blakeney se porte bien ? dit Chauvelin pour changer le sujet de la conversation.
Percy finit posément son assiette, but son verre de vin, et sur le moment il sembla à Marguerite qu’il jetait un coup d’œil rapide autour de la chambre.
– Très bien, je vous remercie, dit-il enfin très froidement. Il y eut un instant de silence, pendant lequel la jeune femme pouvait surveiller ces deux ennemis qui étaient en train, dans leur for intérieur, de se mesurer l’un l’autre. Elle pouvait voir Percy presque de face, assis à table à moins de dix pas de l’endroit où elle était tapie, tourmentée, ne sachant quoi faire, ni penser. Elle avait maîtrisé le désir qu’elle avait de se montrer à son mari. Un homme capable de jouer un rôle de la façon dont il s’en acquittait n’avait pas besoin des avis d’une femme pour le prévenir et le mettre en garde.
Marguerite jouissait du plaisir, cher au cœur de toute femme éprise, de regarder l’homme qu’elle aimait. À travers les rideaux déchirés, elle regardait la jolie physionomie de son mari, et dans ses yeux bleus paresseux et sous ce sourire niais, elle lisait la force, l’énergie et la finesse qui avaient acquis au Mouron Rouge le respect et la confiance de ses lieutenants. « Nous sommes dix-neuf prêts à donner notre vie pour votre mari, Lady Blakeney » lui avait dit Sir Andrew ; et en détaillant ce front bas, mais carré et large, ces yeux bleus, profonds, le caractère général d’audace indomptable de cette physionomie cachant, sous une bêtise merveilleusement jouée, une volonté surhumaine et une ingéniosité fabuleuse, elle comprit la séduction qu’il avait exercée sur ses compagnons ; d’ailleurs n’avait-il pas aussi enchaîné, par son charme, son cœur et son imagination à elle ?
Chauvelin, qui cherchait à cacher son impatience sous les façons polies qui lui étaient habituelles, jeta un coup d’œil sur sa montre. Desgas ne serait pas long ; dans deux ou trois minutes cet impudent Anglais serait à l’abri, sous la garde d’une demi-douzaine de fidèles soldats du capitaine Jutley.
– Vous allez à Paris, Sir Percy ? demanda le Français d’un ton tranquille.
– Morbleu, non ! répondit Blakeney en riant. Je ne vais que jusqu’à Lille – ce n’est pas pour moi Paris… rudement inconfortable ville maintenant, Paris… eh, monsieur Chaubertin… pardon… Chauvelin !
– Pas pour un Anglais comme vous, Sir Percy, qui ne prenez pas intérêt aux luttes qui s’y déchaînent.
– Là ! vous voyez, ce n’est pas mon affaire, et notre sacré gouvernement est tout à fait de votre côté. Le vieux Pitt n’oserait pas dire « Bo » à une oie. Vous êtes pressé, monsieur, ajouta-t-il tandis que Chauvelin sortait sa montre à nouveau ; un rendez-vous peut-être… Je vous en prie, ne vous occupez pas de moi… J’ai tout mon temps.
Il se leva de table et approcha une chaise de l’âtre. Marguerite était horriblement tentée d’aller à lui, car l’heure avançait : Desgas pouvait être de retour avec ses hommes d’une minute à l’autre. Percy ignorait cela et… oh ! combien c’était affreux et combien elle se sentait impuissante.
– Je ne suis pas pressé, continua Sir Percy, mais, là ! je n’ai pas envie de passer plus que le temps nécessaire dans ce sale trou ! Mais sang-Dieu ! Monsieur, fit-il, pendant que Chauvelin jetait en cachette un coup d’œil à sa montre pour la troisième fois, votre pendule n’avancera pas plus vite quand vous l’aurez regardée. Vous attendez un ami peut-être ?
– Oui… un ami !
– Pas une dame, j’espère monsieur l’abbé, plaisanta Blakeney ; sûrement,
l’Église ne permet pas ?… et ?… quoi ! Mais dites-moi, venez près du feu… il commence à faire diantrement froid.
D’un coup de talon il secoua le feu, ce qui fit flamber les bûches. Il ne paraissait pas être pressé de s’en aller, et semblait être inconscient du danger qui le menaçait. Il approcha une autre chaise de la flamme, et le Français, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience, s’assit à côté de l’âtre de façon à être à même de voir la porte.
Desgas était parti depuis un quart d’heure presque. Il était évident pour Marguerite qu’aussitôt l’arrivée de son secrétaire, Chauvelin abandonnerait tous ses autres projets à propos des fugitifs et s’emparerait de suite de cet impudent Anglais.
– Hé ! monsieur Chauvelin, disait ce dernier, dites-moi, je vous prie, est-ce que votre amie est jolie ? Rudement bien ces petites femmes françaises quelquefois… Comment ? Mais, je vous en prie, je n’ai pas besoin d’insister, ajouta-t-il en se dirigeant négligemment vers la table, pour ce qui est d’avoir du goût, l’Église n’a jamais été en arrière… Eh ?
Chauvelin n’écoutait pas. Toutes ses facultés étaient concentrées sur cette porte par laquelle Desgas allait entrer. Les pensées de Marguerite étaient tendues vers cet endroit, car ses oreilles venaient soudainement, à travers le calme de la nuit, de saisir le bruit de pas nombreux et réguliers à quelque distance.
C’était Desgas et ses hommes. Trois minutes de plus, et ils seraient là ! Trois minutes de plus et cette chose horrible serait consommée ; le brave aigle serait tombé dans un piège à furet ! Elle aurait voulu bouger, crier ; mais elle n’osait pas ; car, tandis que les soldats approchaient, elle surveillait Percy et suivait tous ses mouvements. Il était debout près de la table sur laquelle gisaient les restes du souper ; assiettes, verres, cuillères, salières et poivrier étaient éparpillés pêle-mêle. Il tournait le dos à Chauvelin, et continuait à bavarder de sa façon affectée et niaise, mais il avait pris sa tabatière dans sa poche, et tout à coup, avec rapidité, il vida dedans le contenu du poivrier.
Alors il se retourna vers Chauvelin avec son rire stupide.
– Eh ! vous disiez quelque chose, monsieur ?
Chauvelin était trop occupé à écouter le bruit des pas qui approchaient, pour s’apercevoir de ce qu’avait fait son adversaire. Il s’efforçait de paraître indifférent au milieu de son triomphe anticipé.
– Non… c’est comme vous disiez, Sir Percy…
– Je disais, fit Blakeney en allant à Chauvelin, que le juif de Piccadilly m’avait vendu cette fois le meilleur tabac que j’aie jamais prisé. Voulez-vous me faire l’honneur, monsieur l’abbé ?
Il se tenait debout contre Chauvelin de sa façon relâchée, débonnaire, et tendait sa tabatière à son ennemi.
Chauvelin, qui, comme il l’avait dit à Marguerite, avait vu plus d’un tour dans sa vie, n’avait jamais rêvé de celui-là. L’oreille attachée aux pas qui approchaient, l’œil tourné vers la porte où il allait voir apparaître Desgas et ses hommes, assoupi dans une fausse sécurité par les manières insouciantes de l’Anglais, l’idée du tour qu’on lui jouait n’effleura pas son esprit.
Il prit une pincée de tabac.
Seul celui qui par accident a violemment aspiré une dose de poivre, peut avoir une faible idée de la situation désespérée à laquelle une prise de ce genre réduit un homme.
Chauvelin sentait sa tête éclater ; les éternuements le faisaient presque suffoquer ; il était pour le moment aveugle, sourd et muet, et pendant cet instant, Blakeney prenait avec calme dans sa poche quelques pièces d’argent, les déposait sur la table, puis sans la moindre hâte, ouvrait la porte et sortait de la pièce.