L’affaire de Marius Priscus, proconsul en Afrique.
C’est toujours une joie pour vous, quand notre sénat accomplit quelque acte digne de cet ordre auguste. Quoique l’amour de la tranquillité vous ait conduit dans la retraite, vous gardez cependant au fond du cœur le souci de la grandeur de l’état. Apprenez donc l’événement de ces jours derniers, événement fameux par la célébrité du personnage, salutaire par la sévérité de l’exemple, mémorable à jamais par son importance.
Marius Priscus , accusé par les Africains, dont il a été le proconsul, renonçant à toute défense, se bornait à demander son renvoi devant une commission. Cornélius Tacite et moi invités par ordre du sénat à assister les provinciaux, nous crûmes qu’il était de notre devoir de représenter au sénat que la cruauté et la barbarie de Priscus avaient dépassé la mesure des crimes auxquels on peut accorder le renvoi à une commission. On l’accusait d’avoir reçu de l’argent pour condamner et même faire égorger des innocents. Catius Fronto répondit en suppliant le sénat de limiter l’affaire à un procès en restitution ; et cet orateur très habile à tirer des larmes, enfla toutes les voiles de sa plaidoirie d’un grand vent de pitié. Grande contestation, grandes clameurs de part et d’autres : selon les uns la compétence du sénat était limitée par la loi, selon les autres elle était dégagée de toute restriction, et quels que fussent les crimes de l’accusé, le sénat avait le droit de les punir. Enfin le consul désigné Julius Ferox, homme droit et intègre, fut d’avis de donner, par provision, des juges à Marius, et en attendant de citer les personnes auxquelles on affirmait qu’il avait vendu le sang innocent. Non seulement cet avis l’emporta, mais il fut presque le seul, après tant de discussions, à réunir un assez grand nombre de voix, et l’on vit par expérience que si les premiers mouvements de l’enthousiasme et de la pitié sont vifs et impétueux, peu à peu la sagesse et la raison éteignent pour ainsi dire leur flamme, et les apaisent. C’est pourquoi ce que beaucoup soutiennent en mêlant leurs cris à ceux de la multitude, personne n’ose plus le proposer, quand tout le monde se tait. La vérité, obscurcie par la foule, se manifeste, dès qu’on s’en sépare.
Bientôt arrivèrent les accusés assignés, Vitellius Honoratus et Flavius Marcianus ; Honoratus était convaincu d’avoir donné trois cent mille sesterces pour l’exil d’un chevalier romain et pour le dernier supplice de sept de ses amis, Marcianus d’avoir acheté sept cent mille sesterces diverses peines imposées à un seul chevalier romain ; ce malheureux avait été en effet battu de verges, envoyé aux mines, étranglé en prison. Une mort opportune déroba Honoratus à la justice du sénat ; Marcianus fut introduit en l’absence de Priscus. Aussi Tuccius Cerialis, personnage consulaire, usant de son droit de sénateur, demanda-t-il que Priscus en fût informé : il espérait accroître par sa présence soit la compassion soit la haine, ou bien (et je crois plutôt cela) il jugeait équitable que les deux accusés repoussassent en commun une accusation commune, ou s’ils ne pouvaient se justifier, qu’ils fussent punis ensemble.
L’affaire fut renvoyée à la première assemblée du sénat, qui eut une physionomie tout à fait solennelle. Le prince la présidait ; il était en effet consul ; en outre on était en Janvier, mois qui de tous rassemble à Rome le plus de monde et particulièrement de sénateurs ; d’ailleurs l’importance de la cause, l’attente et le bruit qui s’étaient encore accrus de tant de remises, la curiosité naturelle à tous les hommes de voir de près des événements graves et extraordinaires avait attiré de toutes parts un grand concours.
Imaginez-vous quel sujet d’inquiétude et de crainte pour moi qui devais porter la parole dans une si grande affaire, devant une si auguste assemblée, en présence de l’empereur. J’ai bien plaidé plusieurs fois devant le sénat ; nulle part même je ne suis écouté avec plus de bienveillance ; ce jour-là cependant, en présence d’une situation toute nouvelle, j’étais rempli d’une appréhension nouvelle. Je me représentais outre celles déjà indiquées, la difficulté de la cause ; je voyais devant moi un homme naguère consulaire, naguère septemvir des banquets sacrés ; maintenant, déchu de ces deux dignités. Il m’était extrêmement pénible d’accuser un homme déjà condamné, qui, chargé d’une part d’une accusation atroce, était d’autre part couvert par cette sorte de pitié qui s’attache à une première condamnation.
Toutefois, lorsque j’eus raffermi mes esprits et mes idées, je commençai mon plaidoyer qui fut écouté avec une bienveillance égale à mon trouble. Je parlai près de cinq heures, car aux douze clepsydres très larges que l’on m’avait d’abord accordées, on en ajouta quatre autres . Tant les parties mêmes de la cause qui m’avaient paru, avant de parler, épineuses et défavorables, me secondèrent, quand je vins à les traiter. Les bontés de l’empereur pour moi, ses soins, je n’ose dire son souci, allèrent si loin, qu’il me fit avertir plusieurs fois par mon affranchi qui se tenait derrière moi de ménager ma gorge et ma poitrine, quand il craignait que la chaleur de l’action ne m’emportât plus loin que ne le permettait la faiblesse de ma complexion. Claudius Marcellinus, défenseur de Marcianus, me répondit. Ensuite la séance du sénat fut levée et renvoyée au lendemain, car on ne pouvait plus commencer un autre plaidoyer, sans être interrompu par l’arrivée de la nuit.
Le lendemain Salvius Liberalis parla pour Marius : cet orateur a de la finesse, de l’art, de la force, de la facilité. Il déploya dans cette occasion tous ses avantages. Cornelius Tacitus lui répondit avec beaucoup d’éloquence et avec cette élévation majestueuse qui caractérise ses discours. Catius Fronto parla à son tour pour Marius ; il le fit avec talent, et se conformant à la circonstance, il donna plus de temps aux prières qu’à la défense. Le soir tomba avec la fin de ce plaidoyer sans l’interrompre d’ailleurs. On renvoya donc les preuves au troisième jour. C’est déjà quelque chose de beau et d’antique, de voir le sénat ne se séparer qu’à la nuit, s’assembler trois jours de suite, trois jours de suite siéger sans désemparer. Cornutus Tertullus, consul désigné, homme d’un rare mérite et d’une franchise incorruptible, opina le premier. Il fut d’avis de condamner Marius à verser au trésor public les sept cent mille sesterces, qu’il avait reçus, et à être banni de Rome et de l’Italie, Marcianus à être banni en outre de l’Afrique. Il conclut en disant que, Tacite et moi ayant soutenu avec conscience et courage l’accusation dont nous avions été chargés, le sénat déclarât que nous avions dignement rempli notre mission. Les consuls désignés et même tous les consulaires se rangèrent à cet avis, jusqu’au tour de Pompeius Collega. Celui-ci proposa de verser au trésor public les sept cent mille sesterces qu’avait touchés Marius, d’exiler Marcianus pour cinq ans, et pour Marius de ne rien ajouter à la condamnation en restitution prononcée déjà. Chaque opinion eut de nombreux partisans, la dernière en réunit peut-être même un plus grand nombre, comme plus indulgente ou moins rigoureuse. Car plusieurs de ceux qui semblaient avoir adopté le sentiment de Cornutus, suivaient maintenant Collega, qui avait opiné après eux. Toutefois lorsqu’on vint à compter les suffrages, les sénateurs placés près des sièges des consuls commencèrent à se ranger du côté de Cornutus. Alors ceux qui avaient autorisé à croire qu’ils étaient de l’avis de Collega repassèrent du côté opposé, laissant Collega presque seul. Plus tard il se plaignit amèrement de ceux qui l’avaient engagé dans ce parti, principalement de Regulus, qui avait trahi un avis dont il était l’auteur. En fait Regulus est un esprit si léger qu’il passe en un moment de l’extrême audace à l’extrême crainte.
Tel fut le dénouement de cette grande affaire. Il nous reste cependant encore un office à remplir qui n’est pas minime : c’est le cas d’Hostilius Firmus, lieutenant de Marius Priscus, qui, impliqué dans cette affaire, a subi de terribles assauts. Il était convaincu par les registres de Marcianus et par le discours qu’il prononça dans le sénat de Leptis d’avoir rendu à Priscus d’infâmes services et de lui avoir fait promettre cinquante mille deniers par Marcianus ; lui-même en outre aurait reçu dix mille sesterces, à titre de parfumeur, titre honteux, qui ne convient pas trop mal cependant à un homme toujours si soigneux de sa coiffure et de la douceur de sa peau. On a décidé sur l’avis de Cornutus, de renvoyer l’affaire à la prochaine séance du sénat ; car, soit hasard, soit conscience de sa culpabilité, Hostilius était absent alors.
Voilà les nouvelles de la ville ; à votre tour donnez-m’en de la campagne. Que deviennent vos arbres fruitiers, vos vignes, vos blés, vos brebis, si délicatement vêtues ? Bref, si vous ne m’envoyez pas une lettre d’égale longueur, n’en attendez jamais plus de moi que de très courtes. Adieu.