VI. – C. PLINE SALUE SON CHER MONTANUS.

Les honneurs funèbres.

Vous devez avoir appris par ma dernière lettre que j’ai remarqué dernièrement un tombeau de Pallas portant cette inscription : « Ci-gît un homme à qui le sénat a décerné pour sa fidélité et son attachement à ses maîtres les insignes des prêteurs plus quinze millions de sesterces, et qui n’a accepté que la distinction honorifique. » Plus tard j’ai cru qu’il vaudrait la peine de rechercher le décret même du Sénat. Je l’ai trouvé si pompeux et si débordant de flatterie, que cette orgueilleuse épitaphe en devenait un modèle de modération et d’humilité. Que les illustres Romains – je ne parle pas des anciens, des Africains, des Achaïques, des Numantins, mais des plus rapprochés de nous, des Marius, des Sylla, des Pompée, sans remonter plus haut – qu’ils viennent tous réunis se comparer à lui, leur gloire restera bien au-dessous de celle de Pallas. Est-ce des plaisants qui votèrent ce décret ou des malheureux ? Je dirais des plaisants, si la plaisanterie convenait au sénat ; des malheureux donc, mais il n’y a pas de malheur, qui contraigne à une telle bassesse. Est-ce alors de l’ambition et le désir de s’élever ? Mais qui serait assez fou, pour vouloir, au prix de son propre déshonneur et de celui de sa patrie, s’élever dans un état, où l’avantage de la plus haute dignité serait de pouvoir être le premier dans le sénat à louer Pallas ?

Je passe qu’on offre à Pallas, à un esclave, les insignes des prêteurs ; ce sont des esclaves qui les offrent. Je passe qu’ils décrètent qu’on doit non seulement l’exhorter mais même l’obliger à porter l’anneau d’or. C’eût été un affront pour la majesté du sénat, si un sénateur prétorien avait porté l’anneau de fer. Ce sont bagatelles négligeables. Mais voici qui mérite attention : au nom de Pallas, le sénat – et l’on n’a pas encore après cela purifié la curie par des cérémonies expiatoires ! – au nom de Pallas, le sénat remercie César d’avoir fait grand honneur à son affranchi en parlant de lui en termes élogieux, et d’avoir permis au sénat d’attester sa bienveillance envers lui. Quoi de plus beau pour le sénat que de montrer à Pallas toute la reconnaissance désirable ? Le décret ajoute : « Pour que Pallas, à qui chacun se reconnaît obligé pour sa part, reçoive la récompense si méritée de sa singulière fidélité au prince, de sa singulière activité… » Ne croirait-on pas qu’il a reculé les frontières de l’empire, qu’il a conservé des armées à l’état ? Il continue : « Puisque le sénat et le peuple romains ne pouvaient trouver d’occasion plus agréable d’exercer leurs libéralités, qu’en ayant le bonheur d’accroître la fortune de ce gardien si intègre et si fidèle des finances du prince… » Voilà quels étaient alors les vœux du sénat, la plus chère joie du peuple, et l’occasion de libéralités la plus agréable, avoir le bonheur d’accroître la fortune de Pallas en vidant le trésor public. Et voici la suite : il avait plu au sénat de décréter un don de quinze millions de sesterces à prélever sur le trésor, et plus son âme répugnait à des désirs de cette sorte, plus on demandait avec insistance au père de l’état de le contraindre à complaire au sénat. Il ne manquait plus, en effet, que de mettre l’autorité de l’état au service de Pallas, que de supplier Pallas de céder aux avances du sénat, que de demander à César lui-même de prendre sa protection et sa défense contre cet insolent désintéressement et d’obtenir que Pallas ne dédaignât pas quinze millions de sesterces. Il les dédaigna pourtant ; c’était le seul moyen, devant l’offre publique de si grandes richesses, de montrer plus d’arrogance encore qu’en les acceptant. Le sénat feignant de se plaindre de cette attitude, la comble en même temps d’éloges en ces termes : mais notre prince si bon et le père de l’état ayant consenti, à la prière de Pallas, qu’il fût dispensé de la partie du décret qui visait à lui faire un don de quinze millions de sesterces pris sur le trésor public, le sénat déclarait que c’était assurément de son plein gré et en toute justice qu’il avait désiré, parmi les autres honneurs, décréter à Pallas cette somme pour sa fidélité et son zèle, que cependant, se conformant à la volonté du prince, à laquelle il ne lui paraissait pas permis de résister en rien, il s’y soumettrait en cette occasion aussi. Figurez-vous Pallas opposant pour ainsi dire son veto à un décret du sénat, mesurant lui-même ses honneurs, et refusant une somme de quinze millions de sesterces, comme si c’était trop, alors qu’il acceptait les insignes prétoriens, comme si c’était moins. Figurez-vous César, obéissant, en plein sénat, aux prières, que dis-je ? aux ordres de son affranchi (car c’est un ordre qu’un affranchi adresse à son patron, quand il le prie devant le sénat) ; figurez-vous le sénat attestant partout que c’est en toute justice et de son plein gré qu’il a désiré décerner cette somme à Pallas parmi ses autres honneurs, et qu’il serait allé jusqu’au bout, s’il ne déférait à la volonté du prince, à laquelle il n’était permis de résister en rien. Ainsi pour que Pallas ne tirât pas quinze millions de sesterces du trésor public, il a fallu sa propre discrétion et l’obéissance du sénat, qui sur ce point seul n’aurait pas obéi, s’il avait jugé qu’il lui fût permis de désobéir en rien.

Vous croyez que c’est la fin ? Ne bougez pas et écoutez le plus beau : en tout cas, comme il est utile que la bonté du prince, si prompte à honorer et à récompenser ceux qui le méritent, soit connue en tous lieux et en particulier dans ceux où elle peut engager à l’imitation les hommes qui sont préposés au soin de ses affaires, et où l’éclatante fidélité et l’honnêteté de Pallas peuvent exciter par leur exemple le goût d’une si noble émulation, il a été décidé que le discours lu par le prince dans notre auguste assemblée le dix des calendes de février dernier, et le sénatus-consulte porté à ce sujet, seraient gravés sur une table d’airain et que cette table serait fixée près de la statue cuirassée du divin Jules César. C’était trop peu que la curie eût été témoin de telles turpitudes ; on a choisi le lieu le plus fréquenté , pour les exposer à la lecture des générations présentes et futures. On a jugé bon de consigner sur l’airain tous les honneurs de cet esclave dédaigneux, même ceux qu’il avait refusés, même ceux qu’il n’avait exercés qu’autant qu’il dépendait des auteurs du décret. On a buriné et gravé sur des monuments publics et éternels les insignes prétoriens de Pallas, comme si c’étaient des traités antiques, comme les lois sacrées. Tant le prince, tant le sénat, tant Pallas lui-même, ont montré de… je ne trouve pas de mot, pour décider d’étaler aux yeux de tous, Pallas son insolence, César sa faiblesse, le sénat sa dégradation ! Et on n’a pas rougi de donner un prétexte à cette honte, un beau, un noble prétexte vraiment, le désir d’exciter, par l’exemple des récompenses décernées à Pallas, le goût de l’émulation chez les autres. Tel était l’avilissement des honneurs, de ceux mêmes que Pallas ne dédaignait pas ! On trouvait cependant des hommes d’une naissance distinguée qui briguaient et désiraient ce qu’ils voyaient donner à un affranchi, promettre à des esclaves. Quelle joie de n’avoir point vécu dans ces temps, dont je rougis, comme si j’y avais vécu ! Je ne doute pas que vous n’éprouviez les mêmes sentiments ; je sais quelle est votre délicatesse, votre noblesse. Il y a donc des chances pour que, malgré quelques endroits où l’indignation m’a emporté peut-être hors de la mesure d’une lettre, vous pensiez que je ne me plains pas assez, plutôt que trop. Adieu.

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