La vengeance d’Helvidius.
Plus vous avez mis d’empressement et d’attention à lire les ouvrages que j’ai composés pour la vengeance d’Helvidius , plus vous me pressez de vous écrire en détail tout ce qui n’est pas dans ces ouvrages, tout ce qui s’y rapporte, toute la suite enfin de cette affaire, à laquelle vous n’avez pas pu assister à cause de votre âge.
Quand Domitien fut mort, je jugeai, après avoir bien réfléchi, que c’était une grande et belle occasion de poursuivre des criminels, de venger des innocents, de se faire valoir soi-même. Or parmi tant de crimes dont se rendaient coupables tant de gens, aucun ne me paraissait plus atroce que l’attentat commis en plein sénat par un sénateur sur un sénateur, par un ancien préteur sur un ancien consul, par un juge sur un accusé. J’avais d’ailleurs été lié avec Helvidius d’une amitié aussi étroite qu’on le pouvait avec un homme obligé par la terreur des temps à cacher dans la retraite un nom glorieux et des vertus égales ; j’avais été lié avec Arria et Fannia dont l’une était la belle-mère d’Helvidius, et l’autre la mère de sa belle-mère. Mais c’était moins les droits de l’amitié que l’intérêt de la morale publique, la monstruosité du fait et le souci de l’exemple qui me déterminaient.
Dans les premiers jours où la liberté nous fut rendue, chacun se hâta de traduire en justice, avec des cris confus et tumultueux, ses ennemis, les moins puissants du moins, et de les y accabler aussitôt. Pour moi, pensant qu’il y aurait plus de modération et de fermeté à terrasser un criminel si abominable sous le poids non de la haine générale, mais de son propre forfait, quand le premier feu se fut un peu ralenti, quand la colère, se calmant de jour en jour, eut fait place à la justice, quoique je fusse précisément alors en proie au plus vif chagrin à cause de la perte récente de ma femme, j’envoie chez Antéia, veuve d’Helvidius, je la prie de venir vers moi, puisque mon deuil encore nouveau ne me permettait pas de sortir. Dès qu’elle arriva : « J’ai pris la résolution lui dis-je, de ne pas laisser votre mari sans vengeance. Annoncez-le à Arria et à Fannia (elles étaient revenues d’exil) ; consultez vous vous-même ; consultez-les ; voyez si vous vous voulez vous associer à mon dessein ; ce n’est pas que j’aie besoin d’aide, mais je ne suis pas si jaloux de ma gloire que je vous en refuse une part. » Antéia leur rapporte mes paroles et elles ne tardent pas. Justement il y avait séance du sénat deux jours plus tard. En tout j’ai toujours pris l’avis de Corellius , l’homme le plus prévoyant, le plus avisé que j’aie connu de notre temps. Cependant dans cette circonstance je n’ai pris conseil que de moi-même, craignant une opposition de sa part ; car il était un peu hésitant et d’une prudence exagérée. Mais je ne pus prendre sur moi de ne pas lui communiquer, le jour même de l’exécution, un dessein dont l’accomplissement n’était plus pour moi en délibération, car je savais par expérience qu’il ne faut pas, sur une décision bien arrêtée, consulter ceux à qui on devrait obéir si on les consultait. Je viens au sénat, je demande la parole, je dis quelques mots qui furent fort bien accueillis. Mais dès que j’abordai l’accusation, que je désignai le coupable, sans le nommer encore, de tous côtés s’élevèrent des protestations. L’un criait : « Sachons qui vous poursuivez ainsi avant votre tour » ; un autre : « Qui accuse-t-on, avant que la poursuite soit autorisée ? » un autre : « Nous devons être hors de danger, nous qui y avons échappé. » J’écoute tout sans trouble, sans frayeur ; tant vous donne de force la noblesse d’une entreprise, tant il y a loin pour inspirer la confiance ou la crainte, que le public s’oppose simplement à vos efforts ou qu’il les désapprouve !
Il serait long de vous rapporter en détails toutes les paroles qui furent lancées alors de part et d’autre. Enfin le consul : « Secundus, dit-il, quand votre tour d’opiner sera venu, vous exposerez ce que vous avez à dire. » – « Vous m’aviez permis, répliquai-je, ce que jusqu’ici vous avez permis à tout le monde. » Je m’assieds, et l’on passe à d’autres affaires. Entre temps un consulaire de mes amis, me prenant à part et à mots voilés, trouvant que je m’étais aventuré avec trop d’audace et d’imprudence, me gronde, me reprend, me presse d’abandonner mon projet ; il ajoute même : « Vous vous êtes signalé à l’attention des futurs empereurs. » – « Tant mieux, dis-je, pourvu que ce soit à celle des méchants. » À peine celui-là m’avait-il quitté, qu’un autre revient à la charge : « Quelle audace est la vôtre ? Où vous précipitez-vous ? À quels périls vous exposez-vous ? Pourquoi vous fier au présent, sans être sûr de l’avenir ? Vous attaquez un homme qui est déjà préfet du trésor et sera bientôt consul ; de quel crédit, en outre, de quelles amitiés n’est-il pas soutenu ! » Il me nomme un personnage qui alors en orient était à la tête d’une armée puissante et glorieuse, mais sur lequel couraient des bruits assez forts et équivoques. Je lui réponds :
« Tout est résolu et accompli d’avance en mon âme et je ne refuse pas, si le destin le veut ainsi d’être puni pour une action généreuse, tandis que je vengerai un crime abominable. »
Arrive le moment d’opiner. Parlent Domitius Apollinaris, consul désigné, Fabricius Veiento, Fabius Postumius, Bittius Proculus, collègue de Publicius Certus, de qui il s’agissait, et beau-père de la femme, que je venais de perdre, après eux Ammius Flaccus. Tous défendent Certus, que je n’avais pas encore nommé, comme si je l’eusse fait, et entreprennent d’écarter une accusation laissée pour ainsi dire en l’air. Que dirent-ils, je ne crois pas nécessaire de vous le raconter ; vous le trouverez dans mes écrits ; j’y ai tout consigné avec leurs propres termes.
En sens contraire parlent Avidius Quietus, Cornutus Tertullus ; Quietus soutient que c’est une injustice criante de ne pas écouter les plaintes des victimes, qu’on ne doit donc pas priver Arria et Fannia des droits de plainte, ni regarder la condition de la personne, mais la nature de la cause. Cornutus dit que les consuls l’ont donné comme tuteur à la fille d’Helvidius, sur la demande de sa mère et de son beau-père ; même en ce moment il ne peut souffrir de manquer aux devoirs de sa mission ; tout en la remplissant, il saura cependant imposer des limites à son propre ressentiment et se conformer à l’attitude si modérée de ces admirables femmes, qui se contentent de rappeler au sénat les sanglantes adulations de Publicius Certus et de demander, si on lui fait grâce de la peine méritée par un crime manifeste, qu’il soit du moins marqué d’une flétrissure semblable à celle du censeur. Alors Satrius Rufus dans un langage neutre et équivoque : « Je pense, dit-il, que nous ferions injure à Publicius Certus, si nous ne l’absolvions pas ; il a été nommé par les amis d’Arria et de Fannia, il a été nommé par ses amis à lui. Nous ne devons avoir aucune inquiétude ; car c’est nous, qui, à la fois, avons bonne opinion de lui, et qui le jugerons aussi. S’il est innocent, comme je l’espère et le désire, et comme je le crois, jusqu’à ce que l’on apporte quelque preuve contre lui, vous pourrez l’absoudre. »
Ainsi parla chacun, à mesure qu’on le citait. Mon tour vient. Je me lève, j’entre en matière comme dans mon écrit, je réponds à chacun. Ce fut merveille de voir avec quelle attention, avec quels applaudissements toutes mes paroles furent accueillies par ceux qui tout à l’heure protestaient ; tel fut le revirement produit, soit par l’importance de la cause, soit par le succès du discours, soit par l’énergie de l’orateur. Je finis. Veiento entreprend de répondre, personne ne le lui permet ; on interrompt, on murmure, au point qu’il s’écrie : « Je vous en supplie, pères conscrits, ne m’obligez pas à implorer le secours des tribuns. » Aussitôt le tribun Murena dit : « Je vous permets de parler, très illustre Veiento. » Des protestations s’élèvent encore. Au milieu de cette obstruction, le consul, ayant fait l’appel nominal et compté les voix, lève la séance et laisse Veiento presque encore debout et s’efforçant de parler. Il s’est plaint amèrement de cet affront (c’était son expression) en se servant du vers d’Homère :
« Ô vieillard, combien durement te pressent les jeunes gens belliqueux . »
Il n’y eut presque personne dans le sénat qui ne vînt m’embrasser, me baiser, m’accabler à l’envi d’éloges, pour avoir rétabli la coutume, depuis longtemps perdue, de veiller à l’intérêt de l’état au risque de s’attirer des haines personnelles, pour avoir enfin déchargé le sénat du mépris, dont l’accablaient les autres ordres, lui reprochant de réserver sa sévérité pour les autres citoyens et d’épargner les sénateurs seuls, qui feignaient pour ainsi dire de ne pas voir les fautes les uns des autres.
Tout cela s’est passé en l’absence de Certus ; soit qu’il ait flairé quelque chose de semblable, soit, selon l’excuse qu’on donnait , qu’il fût malade. L’empereur ne demanda pas au sénat de poursuivre l’affaire. J’obtins cependant ce que j’avais cherché. Car le collègue de Certus reçut le consulat et Certus un successeur ; on fit exactement ce que j’avais demandé dans ma conclusion : « Que Certus restitue sous le meilleur des princes la récompense qu’il a reçue du pire. »
Dans la suite j’ai rédigé mon discours de mémoire, aussi bien que j’ai pu, et j’y ai ajouté beaucoup. Il survint un événement fortuit, mais que l’on ne crut pas fortuit : très peu de jours après la publication de mon discours écrit, Certus tomba malade et mourut. J’ai ouï dire qu’une image hantait sans cesse son esprit, se présentait sans cesse devant ses yeux ; il croyait me voir le menacer une épée à la main. Est-ce vrai ? Je n’oserais l’affirmer ; mais il serait d’un bon exemple qu’on le crût vrai.
Voilà une lettre qui, par rapport à la mesure ordinaire d’une lettre, n’est pas moins longue que les écrits que vous avez lus ; mais prenez-vous en à vous seul, qui n’avez pas su vous contenter des écrits. Adieu.