ÉTAT ACTUEL DE LA SCIENCE

Dans l’histoire du développement de la physique, on distingue deux tendances inverses. D’une part, ou découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui semblaient devoir rester à jamais séparés ; les faits épars cessent d’être étrangers les uns aux autres ; ils tendent à s’ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l’unité et la simplicité.

D’autre part, l’observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux ; il faut qu’ils attendent longtemps leur place et quelquefois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l’édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l’uniformité, nous apercevons des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication.

De ces deux tendances inverses, qui semblent triompher tour à tour, laquelle l’emportera ? Si c’est la première, la science est possible ; mais rien ne le prouve à priori, et l’on peut craindre qu’après avoir fait de vains efforts pour plier la nature malgré elle à notre idéal d’unité, débordés par le flot toujours montant de nos nouvelles richesses, nous ne devions renoncer à les classer, abandonner notre idéal, et réduire la science à l’enregistrement d’innombrables recettes.

À cette question, nous ne pouvons répondre. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’observer la science d’aujourd’hui et de la comparer à celle d’hier. De cet examen nous pourrons sans doute tirer quelques présomptions.

Il y a un demi-siècle, on avait conçu les plus grandes espérances. La découverte de la conservation de l’énergie et de ses transformations venait de nous révéler l’unité de la force. Elle montrait ainsi que les phénomènes de la chaleur pouvaient s’expliquer par des mouvements moléculaires. Quelle était la nature de ces mouvements, on ne le savait pas au juste, mais on ne doutait pas qu’on le sût bientôt. Pour la lumière la tâche semblait complètement accomplie. En ce qui concerne l’électricité, on était moins avancé. L’électricité venait de s’annexer le magnétisme. C’était un pas considérable vers l’unité, un pas définitif. Mais comment l’électricité rentrerait-elle à son tour dans l’unité générale, comment se ramènerait-elle au mécanisme universel ? On n’en avait aucune idée. La possibilité de cette réduction n’était cependant mise en doute par personne, on avait la foi. Enfin, en ce qui concerne les propriétés moléculaires des corps matériels, la réduction semblait encore plus facile, mais tout le détail restait dans un brouillard. En un mot, les espérances étaient vastes, elles étaient vives, mais elles étaient vagues.

Aujourd’hui que voyons-nous ?

D’abord un premier progrès, progrès immense. Les rapports de l’électricité et de la lumière sont maintenant connus ; les trois domaines de la lumière, de l’électricité et du magnétisme, autrefois séparés, n’en forment plus qu’un ; et cette annexion semble définitive.

Cette conquête, toutefois, nous a coûté quelques sacrifices. Les phénomènes optiques rentrent comme cas particuliers dans les phénomènes électriques ; tant qu’ils restaient isolés, il était aisé de les expliquer par des mouvements qu’on croyait connaître dans tous leurs détails, cela allait tout seul ; mais maintenant une explication, pour être acceptable, doit s’étendre sans peine au domaine électrique tout entier. Or, cela ne marche pas sans difficultés.

Ce que nous avons de plus satisfaisant, c’est la théorie de Lorentz qui, ainsi que nous le verrons au dernier chapitre, explique les courants électriques par les mouvements de petites particules électrisées ; c’est sans contredit celle qui rend le mieux compte des faits connus, celle qui met en lumière le plus grand nombre de rapports vrais, celle dont on retrouvera le plus de traces dans la construction définitive. Néanmoins elle a encore un défaut grave, que j’ai signalé plus haut ; elle est contraire au principe de Newton, de l’égalité de l’action et de la réaction ; ou plutôt ce principe, aux yeux de Lorentz, ne serait pas applicable à la matière seule ; pour qu’il fût vrai, il faudrait tenir compte des actions exercées par l’éther sur la matière et de la réaction de la matière sur l’éther. Or, jusqu’à nouvel ordre, il est vraisemblable que les choses ne se passent pas ainsi.

Quoi qu’il en soit, grâce à Lorentz, les résultats de Fizeau sur l’optique des corps en mouvement, les lois de la dispersion normale et anormale et de l’absorption se trouvent rattachés entre eux et aux autres propriétés de l’éther par des liens qui sans aucun doute ne se rompront plus. Voyez la facilité avec laquelle le phénomène nouveau de Zeeman a trouvé sa place toute prête, et a même aidé à classer la rotation magnétique de Faraday qui était restée rebelle aux efforts de Maxwell ; cette facilité prouve bien que la théorie de Lorentz n’est pas un assemblage artificiel destiné à se dissoudre. On devra probablement la modifier, mais non la détruire.

Mais Lorentz n’avait d’autre ambition que d’embrasser dans un même ensemble toute l’optique et l’électrodynamique des corps en mouvement ; il n’avait pas la prétention d’en donner une explication mécanique. Larmor va plus loin ; conservant la théorie de Lorentz dans ce qu’elle a d’essentiel, il y greffe pour ainsi dire les idées de Mac-Cullagh sur la direction des mouvements de l’éther. Pour lui la vitesse de l’éther aurait même direction et même grandeur que la force magnétique. Cette vitesse nous est donc connue puisque la force magnétique est accessible à l’expérience. Quelque ingénieuse que soit cette tentative, le défaut de la théorie de Lorentz subsiste et même il s’aggrave. L’action n’est pas égale à la réaction. Avec Lorentz, nous ne savions pas quels sont les mouvements de l’éther ; grâce à cette ignorance, nous pouvions les supposer tels que, compensant ceux de la matière, ils rétablissent l’égalité de l’action et de la réaction. Avec Larmor, nous connaissons les mouvements de l’éther et nous pouvons constater que la compensation ne se fait pas.

Si Larmor a à mon sens échoué, cela veut-il dire qu’une explication mécanique est impossible ? Loin de là : j’ai dit plus haut que dès qu’un phénomène obéit aux deux principes de l’énergie et de la moindre action, il comporte une infinité d’explications mécaniques ; il en est donc ainsi des phénomènes optiques et électriques.

Mais cela ne suffit pas ; pour qu’une explication mécanique soit bonne, il faut qu’elle soit simple ; il faut que, pour la choisir entre toutes celles qui sont possibles, on ait d’autres raison que la nécessité de faire un choix. Eh bien, une théorie qui satisfasse à cette condition et par conséquent qui puisse servir à quelque chose, nous n’en avons pas encore. Devons-nous nous en plaindre ? Ce serait oublier quel est le but poursuivi ; ce n’est pas le mécanisme, le vrai, le seul but, c’est l’unité.

Nous devons donc borner notre ambition ; ne cherchons pas à formuler une explication mécanique ; contentons-nous de montrer que nous pourrions toujours en trouver une si nous le voulions. À cela, nous avons réussi ; le principe de la conservation de l’énergie n’a reçu que des confirmations ; un second principe est venu s’y joindre, celui de la moindre action, mis sous la forme qui convient à la physique. Lui aussi a toujours été vérifié, au moins en ce qui concerne les phénomènes réversibles qui obéissent ainsi aux équations de Lagrange, c’est-à-dire aux lois les plus générales de la mécanique.

Les phénomènes irréversibles sont beaucoup plus rebelles. Eux aussi cependant s’ordonnent et tendent à rentrer dans l’unité ; la lumière qui les a éclairés nous est venue du principe de Carnot. Longtemps la thermodynamique s’est confinée dans l’étude de la dilatation des corps et de leurs changements d’état. Depuis quelque temps, elle s’est enhardie et elle a considérablement élargi son domaine. Nous lui devons la théorie de la pile, celle des phénomènes thermoélectriques ; il n’est pas dans toute la physique de coin qu’elle n’ait exploré et elle s’est attaquée à la chimie elle-même. Partout règnent les mêmes lois ; partout, sous la diversité des apparences, on retrouve le principe de Carnot ; partout aussi ce concept si prodigieusement abstrait de l’entropie, qui est aussi universel que celui de l’énergie et semble comme lui recouvrir une réalité. La chaleur rayonnante paraissait devoir lui échapper ; on l’a vue récemment plier sous les mêmes lois.

Par là nous sont révélées des analogies nouvelles, qui souvent se poursuivent dans le détail ; la résistance ohmique ressemble à la viscosité des liquides ; l’hystérésis ressemblerait plutôt au frottement des solides. Dans tous les cas, le frottement paraît le type sur lequel se calquent les phénomènes irréversibles les plus divers, et cette parenté est réelle et profonde.

On a cherché aussi une explication mécanique proprement dite de ces phénomènes. Ils ne s’y prêtaient guère. Pour la trouver, il a fallu supposer que l’irréversibilité n’est qu’une apparence, que les phénomènes élémentaires sont réversibles et obéissent aux lois connues de la dynamique. Mais les éléments sont extrêmement nombreux et se mêlent de plus en plus, de sorte que pour nos yeux grossiers tout paraît tendre vers l’uniformité, c’est-à-dire que tout semble marcher dans le même sens, sans espoir de retour. L’irréversibilité apparente n’est ainsi qu’un effet de la loi des grands nombres. Seul un être dont les sens seraient infiniment subtils, comme le démon imaginaire de Maxwell, pourrait démêler cet écheveau inextricable et ramener le monde en arrière.

Cette conception, qui se rattache à la théorie cinétique des gaz, a coûté de grands efforts et a été en somme assez peu féconde ; elle pourra le devenir. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si elle ne conduit pas à des contradictions et si elle est bien conforme à la véritable nature des choses.

Signalons toutefois les idées originales de M. Gouy sur le mouvement brownien. D’après ce savant, ce singulier mouvement échapperait au principe de Carnot. Les particules qu’il met en branle seraient plus petites que les mailles de cet écheveau si serré ; elles seraient donc en mesure de les démêler et par là de faire marcher le monde à contre-courant. On croirait voir à l’œuvre le démon de Maxwell.

En résumé, les phénomènes anciennement connus se classent de mieux en mieux ; mais des phénomènes nouveaux viennent réclamer leur place ; la plupart d’entre eux, comme celui de Zeemann, l’ont trouvée tout de suite.

Mais nous avons les rayons cathodiques, les rayons X, ceux de l’uranium et du radium. Il y a là tout un monde que nul ne soupçonnait. Que d’hôtes inattendus il faut caser !

Personne ne peut encore prévoir la place qu’ils occuperont. Mais je ne crois pas qu’ils détruiront l’unité générale, je crois plutôt qu’ils la compléteront. D’une part, en effet, les radiations nouvelles semblent liées aux phénomènes de luminescence ; non seulement elles excitent la fluorescence, mais elles prennent naissance quelquefois dans les mêmes conditions qu’elle.

Elles ne sont pas non plus sans parenté avec les causes qui font éclater l’étincelle sous l’action de la lumière ultraviolette.

Enfin, et surtout, on croit retrouver dans tous ces phénomènes de véritables ions animés, il est vrai, de vitesses incomparablement plus fortes que dans les électrolytes.

Tout cela est bien vague, mais tout cela se précisera.

La phosphorescence, l’action de la lumière sur l’étincelle, c’étaient la des cantons un peu isolés, et par suite un peu délaissés par les chercheurs. On peut espérer maintenant qu’on va construire une nouvelle ligne qui facilitera leurs communications avec la science universelle.

Non seulement nous découvrons des phénomènes nouveaux, mais dans ceux que nous croyions connaître, se révèlent des aspects imprévus. Dans l’éther libre, les lois conservent leur majestueuse simplicité ; mais la matière proprement dite semble de plus en plus complexe ; tout ce qu’on en dit n’est jamais qu’approché et à chaque instant nos formules exigent de nouveaux termes.

Néanmoins les cadres ne sont pas rompus ; les rapports que nous avions reconnus entre des objets que nous croyions simples, subsistent encore entre ces mêmes objets quand nous connaissons leur complexité, et c’est cela seul qui importe. Nos équations deviennent de plus en plus compliquées, c’est vrai, afin de serrer de plus près la complication de la nature ; mais rien n’est changé aux relations qui permettent de déduire ces équations les unes des autres. En un mot, la forme de ces équations a résisté.

Prenons pour exemple les lois de la réflexion. Fresnel les avait établies par une théorie simple et séduisante que l’expérience semblait confirmer. Depuis, des recherches plus précises ont prouvé que cette vérification n’était qu’approximative ; elles ont montré partout des traces de polarisation elliptique. Mais, grâce à l’appui que nous prêtait la première approximation, on a trouvé tout de suite la cause de ces anomalies, qui est la présence d’une couche de passage ; et la théorie de Fresnel a subsisté dans ce qu’elle avait d’essentiel.

Seulement on ne peut s’empêcher de faire une réflexion. Tous ces rapports seraient demeurés inaperçus si l’on s’était douté d’abord de la complexité des objets qu’ils relient. Il y a longtemps qu’on l’a dit : Si Tycho avait eu des instruments dix fois plus précis, il n’y aurait jamais eu ni Képler, ni Newton, ni Astronomie. C’est un malheur pour une science de prendre naissance trop tard, quand les moyens d’observation sont devenus trop parfaits. C’est ce qui arrive aujourd’hui à la physico-chimie ; ses fondateurs sont gênés dans leurs aperçus par la troisième et la quatrième décimales ; heureusement, ce sont des hommes d’une foi robuste.

À mesure qu’on connaît mieux les propriétés de la matière, on y voit régner la continuité. Depuis les travaux d’Andrews et de Van del Wals, on se rend compte de la façon dont se fait le passage de l’état liquide à l’état gazeux et que ce passage n’est pas brusque. De même il n’y a pas un abîme entre les états liquide et solide, et dans les comptes rendus d’un Congrès récent on voyait à côté d’un travail sur la rigidité des liquides, un mémoire sur l’écoulement des solides.

À cette tendance la simplicité perd sans doute ; tel phénomène était représenté par plusieurs droites : il faut raccorder ces droites par des courbes plus ou moins compliquées. En revanche l’unité y gagne beaucoup. Ces catégories tranchées reposaient l’esprit, mais elles ne le satisfaisaient pas.

Enfin les méthodes de la physique ont envahi un domaine nouveau, celui de la chimie ; la physico-chimie est née. Elle est encore bien jeune, mais on voit déjà qu’elle nous permettra de relier entre eux des phénomènes tels que l’électrolyse, l’osmose, les mouvements des ions.

De ce rapide exposé, que conclurons-nous ?

Tout compte fait, on s’est rapproché de l’unité, on n’a pas été aussi vite qu’on l’espérait il y a cinquante ans, on n’a pas toujours pris le chemin prévu ; mais, en définitive, on a gagné beaucoup de terrain.

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