Chapitre XI Le calcul des probabilités.

On s’étonnera sans doute de trouver à cette place des réflexions sur le calcul des probabilités. Qu’a-t-il à faire avec la méthode des sciences physiques ?

Et pourtant les questions que je vais soulever, sans les résoudre, se posent naturellement au philosophe qui veut réfléchir sur la physique.

Et c’est à tel point que dans les deux chapitres précédents j’ai été amené plusieurs fois à prononcer les mots de probabilité et de hasard.

« Les faits prévus, ai-je dit plus haut, ne peuvent être que probables. Si solidement assise que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais absolument sûrs que l’expérience ne la démentira pas. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous en contenter. »

Et un peu plus loin, j’ai ajouté : « Voyons quel rôle joue dans nos généralisations la croyance à la simplicité. Nous avons vérifié une loi simple dans un grand nombre de cas particuliers ; nous nous refusons à admettre que cette rencontre, si souvent répétée, soit un simple effet du hasard… »

Ainsi, dans une foule de circonstances, le physicien se trouve dans la même position que le joueur qui suppute ses chances. Toutes les fois qu’il raisonne par induction, il fait plus ou moins consciemment usage du calcul des probabilités.

Et voilà pourquoi je suis obligé d’ouvrir une parenthèse et d’interrompre notre étude de la méthode dans les sciences physiques, pour examiner d’un peu plus près ce que vaut ce calcul et quelle confiance il mérite.

Le nom seul de calcul des probabilités est un paradoxe : la probabilité opposée à la certitude, c’est ce qu’on ne sait pas, et comment peut-on calculer ce que l’on ne connaît pas ? Cependant, beaucoup de savants éminents se sont occupés de ce calcul, et l’on ne saurait nier que la science n’en ait tiré quelque profit. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

La probabilité a-t-elle été définie ? Peut-elle même être définie ? Et, si elle ne peut l’être, comment ose-t-on en raisonner ? La définition, dira-t-on, est bien simple : la probabilité d’un événement est le rapport du nombre de cas favorables à cet événement au nombre total des cas possibles.

Un exemple simple va faire comprendre combien cette définition est incomplète. Je jette deux dés ; quelle est la probabilité pour que l’un des deux dés au moins amène un six ? Chaque dé peut amener six points différents : le nombre des cas possibles est 6 * 6 = 36 ; le nombre des cas favorables est 11 ; la probabilité est 11/36.

C’est la solution correcte. Mais ne pourrais-je pas dire tout aussi bien : Les points amenés par les deux dés peuvent former (6 * 7)/2 = 21 combinaisons différentes ? Parmi ces combinaisons, 6 sont favorables ; la probabilité est 6/21.

Pourquoi la première manière d’énumérer les cas possibles est-elle plus légitime que la seconde ? En tout cas, ce n’est pas notre définition qui nous l’apprend.

On est donc réduit à compléter cette définition en disant : « … au nombre total des cas possibles, pourvu que ces cas soient également probables ». Nous voilà donc réduits à définir le probable par le probable.

Comment saurons-nous que deux cas possibles sont également probables ? Sera-ce par une convention ? Si nous plaçons au début de chaque problème une convention explicite, tout ira bien, nous n’aurons plus qu’à appliquer les règles de l’arithmétique et de l’algèbre et nous irons jusqu’au bout du calcul sans que notre résultat puisse laisser place au doute ; mais dès que nous en voudrons faire la moindre application, il faudra démontrer que notre convention était légitime, et nous nous retrouverons en face de la difficulté que nous avions cru éluder.

Dira-t-on que le bon sens suffit pour nous apprendre quelle convention il faut faire ? Hélas ! M. Bertrand s’est amusé à traiter un problème simple : « quelle est la probabilité pour que, dans une circonférence, une corde soit plus grande que le côté du triangle équilatéral inscrit ? » L’illustre géomètre a adopté successivement deux conventions que le bon sens semblait également imposer, et il a trouvé avec l’une 1/2, avec l’autre 1/3.

La conclusion qui semble résulter de tout cela, c’est que le calcul des probabilités est une science vaine, qu’il faut se défier de cet instinct obscur que nous nommions bon sens et auquel nous demandions de légitimer nos conventions.

Mais, cette conclusion, nous ne pouvons non plus y souscrire ; cet instinct obscur, nous ne pouvons nous en passer ; sans lui la science serait impossible, sans lui nous ne pourrions ni découvrir une loi, ni l’appliquer. Avons-nous le droit, par exemple, d’énoncer la loi de Newton ? Sans doute, de nombreuses observations sont en concordance avec elle ; mais n’est-ce pas là un simple effet du hasard ? Comment savons-nous d’ailleurs si cette loi, vraie depuis tant de siècles, le sera encore l’an prochain ? À cette objection, vous ne trouverez rien à répondre, sinon : « Cela est bien peu probable ».

Mais admettons la loi ; grâce à elle, je crois pouvoir calculer la position de Jupiter dans un an. En ai-je le droit ? Qui me dit qu’une masse gigantesque, animée d’une vitesse énorme, ne va pas d’ici là passer près du système solaire et produire des perturbations imprévues ? Ici encore il n’y a rien à répondre, sinon : « Cela est bien peu probable ».

À ce compte, toutes les sciences ne seraient que des applications inconscientes du calcul des probabilités ; condamner ce calcul, ce serait condamner la science tout entière.

J’insisterai moins sur les problèmes scientifiques où l’intervention du calcul des probabilités est plus évidente. Tel est en première ligne celui de l’interpolation, où, connaissant un certain nombre de valeurs d’une fonction, on cherche à deviner les valeurs intermédiaires.

Je citerai également la célèbre théorie des erreurs d’observation, sur laquelle je reviendrai plus loin, la théorie cinétique des gaz, hypothèse bien connue, où chaque molécule gazeuse est supposée décrire une trajectoire extrêmement compliquée, mais où, par l’effet des grands nombres, les phénomènes moyens, seuls observables, obéissent à des lois simples qui sont celles de Mariotte et de Gay-Lussac.

Toutes ces théories reposent sur les lois des grands nombres, et le calcul des probabilités les entraînerait évidemment dans sa ruine. Il est vrai qu’elles n’ont qu’un intérêt particulier et que sauf en ce qui concerne l’interpolation, ce sont là des sacrifices auxquels on pourrait se résigner.

Mais, je l’ai dit plus haut, ce ne serait pas seulement de ces sacrifices partiels qu’il s’agirait, ce serait la science tout entière dont la légitimité serait révoquée en doute.

Je vois bien ce qu’on pourrait dire : « Nous sommes ignorants et pourtant nous devons agir. Pour agir, nous n’avons pas le temps de nous livrer à une enquête suffisante pour dissiper notre ignorance ; d’ailleurs, une pareille enquête exigerait un temps infini. Nous devons donc nous décider sans savoir ; il faut bien le faire au petit bonheur et suivre des règles sans trop y croire. Ce que je sais, ce n’est pas que telle chose est vraie, mais que le mieux pour moi est encore d’agir comme si elle était vraie ». Le calcul des probabilités, et par conséquent la science, n’aurait plus qu’une valeur pratique.

Malheureusement la difficulté ne disparaît pas ainsi : un joueur veut tenter un coup ; il me demande conseil. Si je le lui donne, je m’inspirerai du calcul des probabilités, mais je ne lui garantirai pas le succès. C’est là ce que j’appellerai la probabilité subjective. Dans ce cas, on pourrait se contenter de l’explication que je viens d’esquisser. Mais je suppose qu’un observateur assiste au jeu, qu’il en note tous les coups et que le jeu se prolonge longtemps ; quand il fera le relevé de son carnet, il constatera que les événements se sont répartis conformément aux lois du calcul des probabilités. C’est là ce que j’appellerai la probabilité objective, et c’est ce phénomène qu’il faudrait expliquer.

Il existe de nombreuses sociétés d’assurances qui appliquent les règles du calcul des probabilités, et elles distribuent à leurs actionnaires des dividendes dont la réalité objective ne saurait être contestée. Il ne suffit pas, pour les expliquer, d’invoquer notre ignorance et la nécessité d’agir.

Ainsi, le scepticisme absolu n’est pas de mise ; nous devons nous méfier, mais nous ne pouvons condamner en bloc ; il est nécessaire de discuter.

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