Depuis quarante-huit heures le margrave était sans connaissance.
Son corps avait la rigidité d'un cadavre et ses yeux étaient clos.
Cependant il vivait.
Et non seulement il vivait, mais il entendait.
Le mystérieux breuvage que lui avait fait prendre Janine, avait, en paralysant ses autres sens, laissé intact le sens de l'ouïe et il l'avait même développé.
Il était couché sur son lit et de deux heures en deux heures, Janine lui piquait le bras avec son épingle d'or, et il pouvait entendre son sang tomber bruyamment dans l'aiguière que tenait un des négrillons.
Et tandis que son sang coulait, Janine lui disait :
– Je veux que tu te vois mourir, misérable ! je veux que ta vie s'en aille lentement et que tu sentes ton dernier souffle monter de ton cœur à tes lèvres.
« Puis, écoute bien ce qui nous arrivera, au chevalier, que j'adore, et à moi :
« Quand tu seras tout à fait mort, on te transportera dans ton hôtel, et des médecins affirmeront que tu as succombé à une maladie dont tu étais attaqué depuis longtemps.
« On te fera de belles funérailles, et tu seras royalement enterré.
« Puis on ouvrira le testament par lequel tu institues ton héritier le chevalier d'Esparron.
« Alors le chevalier et moi nous nous marierons, et nous irons vivre en Allemagne, dans ta principauté devenue notre domaine, et nous te ferons dire des messes ; – messes inutiles, car ton âme appartient à Satan, et il ne la rendra pas !
Et Janine riait en parlant ainsi.
En même temps, elle posait un appareil sur le bras du margrave pour arrêter l'effusion du sang.
Le chevalier hochait tristement la tête :
– Janine, Janine, disait-il, cet homme est assez puni ; mieux vaudrait en finir tout de suite.
– Non, non, répondit-elle, nous avons encore cinq jours devant nous. Le Régent nous protège.
– Janine, dit encore le chevalier, j'ai de sombres pressentiments.
– Quelle folie !
– Le Régent nous protège, mais le président Boisfleury a juré notre perte, cette maison est cernée.
– Tu sais que lorsque les gens de police y pénétreront, nous serons partis, répliqua Janine.
Mais comme elle parlait ainsi, un bruit se fit au dehors, la porte de la chambre s'ouvrit précipitamment, et Guillaume entra tout effaré.
– Qu'est-ce ? dit Janine.
– Que veux-tu ? dit le chevalier.
– Nous sommes perdus ! répondit Guillaume.
– Perdus !
– Oui, le marquis s'est échappé.
– C'est impossible ! s'écria Janine.
– C'est vrai, il n'est plus dans la cage. Venez, venez voir…
Guillaume avait un flambeau à la main et il avait ouvert une porte qui donnait sur l'escalier souterrain.
Janine et d'Esparron s'y engouffrèrent sur ses pas.
Guillaume avait dit vrai ; le marquis n'était plus dans la cage et il était facile de voir par où il avait pris la fuite.
– Eh bien, dit Janine, qu'importe ! le Régent nous a promis de ne pas laisser pénétrer dans la maison avant le jour fixé.
Et elle remonta dans la chambre où gisait toujours le margrave.
Mais là il y avait deux autres personnes non moins bouleversées, madame Edwige et la jeune fille qui avait joué le rôle de la princesse orientale.
– On pénètre dans la maison, disait madame Edwige ; entendez-vous ?
En effet, un bruit sourd retentissait au dessus de leurs têtes, et il était facile de comprendre que la maison était envahie, dans les étages supérieurs, par une troupe d'hommes qui, ne trouvant pas le passage secret de la cheminée, s'étaient mis à effondrer les planchers à coups de hache.
D'Esparron avait tiré son épée et il s'était placé devant Janine.
Mais Janine, tout entière à sa vengeance, s'écria :
– Du moins, ils n'auront pas le margrave vivant !
Et elle arracha le bandage et le sang recommença à couler.
En même temps, avec son épingle, elle piqua deux autres veines.
Le bruit des coups de hache devenait plus distinct.
Madame Edwige et la jeune fille, folles de terreur, étaient tombées à genoux.
Le chevalier et Guillaume s'étaient placés devant Janine pour la défendre.
Quant à la femme immortelle, elle regardait avec une sombre joie le sang du margrave qui coulait.
Tout à coup la voûte de la salle trembla et un large panneau de boiserie vola en éclats.
En même temps une troupe d'hommes armés fit irruption dans la salle.
À leur tête marchait Porion.
– Au nom du roi ! dit-il, arrêtez tous ces misérables.
Un homme dont les petits yeux pétillaient d'une joie féroce était aux côtés de Porion, le vil agent de police.
Cet homme, on le devine, n'était autre que le président Boisfleury.
– Ce sera une belle cause criminelle, disait-il.
Le chevalier se rua, l'épée à la main, sur les assaillants, mais il reçut dix coups de poignard et tomba en criant :
– Le Régent me vengera !
– Le Régent est mort, répondit Porion, et nous sommes ici en vertu d'un ordre de monseigneur le duc de Bourbon premier ministre !…