XVII

Tout ce qui se passait dans l'hôtellerie de la Pomme-d'Or depuis une heure, tout ce qu'il voyait et entendait, depuis la promesse de confidences que lui avait faite l'intendant, jusqu'à cet aveu du margrave disant qu'il lui devait son immense fortune, tout cela surprenait si fort le marquis de la Roche-Maubert qu'il avait presque oublié le médaillon, et le chevalier d'Esparron et la femme vampire.

Mais il n'était pas au bout de ses étonnements.

Madame Edwige fit un signe à l'intendant, son mari.

L'intendant, qui paraissait devant elle aussi petit garçon que le margrave, s'empressa de courir au panier de vins.

Il y prit une petite fiole en verre de bohême et à fermoir d'or ciselé…

Puis il le tendit à madame Edwige.

Le margrave leva un œil timide sur la mégère :

– Déjà ? fit-il.

– Oui, répondit-elle. Vous avez voyagé aujourd'hui une partie de la journée et vous êtes encore plus las que de coutume.

– Mais non, balbutia le vieillard, je ne suis pas aussi fatigué que tu le crois, ma bonne Edwige, et je te dirai même que la vue de M. le marquis me ragaillardit étrangement.

– Alors, dit sèchement madame Edwige, vous renoncez à vous marier, sans doute ?

– Mais non… mais non… Ah ! c'est juste…

Et ce sourire cruel, que le marquis avait déjà remarqué, reparut sur ses lèvres.

Puis il se tourna vers M. de la Roche-Maubert.

– Oui, oui, dit-il, je viens à Paris pour me remarier.

– En vérité !

– Je chercherai une jeune fille, belle et sage.

– Et vous la trouverez certainement, répondit le marquis avec une pointe d'ironie.

– Quand on est aussi riche que moi, on trouve tout ce qu'on veut, dit le margrave.

– Même la jeunesse, dit madame Edwige. Allons, monseigneur, tendez votre verre.

– Adieu, marquis, fit le vieillard… bonsoir… nous nous reverrons demain.

Avant que M. de la Roche-Maubert eût eu le temps de demander l'explication de ces bizarres paroles, le margrave avait tendu son gobelet à madame Edwige.

Celle-ci y vida le contenu de la fiole en verre de Bohême.

Alors le marquis eut l'explication de cet adieu que venait de lui dire le margrave ; car, à peine celui-ci eut-il vidé son verre, qu'il se renversa brusquement en arrière.

Puis ses yeux se fermèrent et tout son corps garda dès lors l'immobilité de la mort.

Et comme le marquis laissait échapper un geste d'étonnement, la mégère lui dit :

– Cela vous étonne, n'est-ce pas ?

– En effet, dit le marquis.

– Eh bien ! écoutez et vous comprendrez. Cet homme est usé, complètement usé ; sa vie tient à un souffle, et les médecins qui le soignent, dans sa principauté, ne parviennent à lui conserver la vie qu'en le plongeant dans de longues léthargies.

« Il va maintenant dormir deux jours et deux nuits de suite.

« Quand il s'éveillera, vous ne le reconnaîtrez plus, car il aura reconquis une jeunesse factice pour quelques heures.

Sur ces mots, madame Edwige fit un nouveau signe, non plus à son mari l'intendant, mais à deux jeunes pages, qui se levèrent aussitôt de table et vinrent prendre le margrave à bras-le-corps.

César le Borgne, qu'on avait prévenu sans doute de toutes ces singularités, prit un flambeau et se dirigea vers l'escalier qui partait du fond de la salle et conduisait aux étages supérieurs.

Les pages, portant leur seigneur endormi, le suivirent.

Puis madame Edwige ferma la marche.

Seulement, elle se pencha à l'oreille de l'intendant, son mari, et lui dit quelques mots en allemand.

Et ces mots firent tressaillir le marquis de la Roche-Maubert, car il avait servi autrefois dans les armées que le prince Eugène avait si longtemps tenues en échec, et il comprenait parfaitement la langue germanique.

Or madame Edwige avait dit à son mari :

– Maintenant, Conrad, tu peux aller rue de l'Hirondelle !

Et le marquis sentit un nouveau jour se faire dans son esprit, un dernier voile qui obscurcissait son cerveau se déchira, et il se souvint que le jour où on avait brûlé la sorcière de la rue de l'Hirondelle, un homme était au premier rang des spectateurs qui entouraient le bûcher.

Cet homme, il se le rappelait parfaitement maintenant.

C'était le margrave de Lansbourg-Nassau.

Un homme était avec lui, un homme déjà vieux, mais dont le visage avait une expression d'étrange méchanceté.

La sorcière, au moment où elle monta sur le bûcher les regarda avec une expression de mépris et de colère.

Elle leur eût certainement montré le poing, si ses deux bras n'eussent été liés au poteau sinistre que des flammes commençaient à environner.

Et le marquis se souvint encore que ces deux hommes demeurèrent là jusqu'au moment où la sorcière ne fut plus qu'un monceau de cendres.

Alors le margrave et son compagnon s'en étaient allés, et le premier avait murmuré :

– Maintenant, nous sommes tranquilles, l'avenir et le monde sont à nous.

* * * *

Et le marquis de la Roche-Maubert demeura si longtemps absorbé par ces bizarres souvenirs, qu'il ne s'aperçut pas que tout le monde était allé se coucher, à l'exception de Conrad l'intendant.

Celui-ci était sorti sans bruit.

– Il m'a promis de me raconter des choses étranges, pensa le marquis, je l'attendrai…

Puis il monta dans sa chambre.

Mais au lieu de se mettre au lit, il ouvrit sa fenêtre et s'y accouda pour guetter le retour de l'intendant, que madame Edwige avait chargé d'un mystérieux message pour la rue de l'Hirondelle.

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