Il se fit comme une lueur dans l'esprit de M. de la Roche-Maubert, mais une lueur de bon sens.
La vieille femme qu'on avait vue, quarante années auparavant, entrer dans la maison de Janine, le soir du supplice, en tenant un bouc en laisse, lui revint tout à coup en mémoire.
Peut-être cette mendiante à qui il venait de faire l'aumône était-elle cette même vieille femme.
Depuis que sa folie amoureuse le tenait, le marquis n'avait pas encore éprouvé un seul moment de crainte.
Il en eut un en ce moment ; et peut-être même eût-il battu en retraite s'il eût été seul.
Mais le Gascon était avec lui.
Le Gascon qui voulait gagner ses deux cents pistoles et qui se mit à rire.
Le rire du Gascon fit tressaillir le marquis ; il eut honte de son hésitation :
– Allons donc, fit-il, en avant !
– C'est mon avis, répliqua le chevalier de Castirac.
Et ils allongèrent le pas et entrèrent dans la rue de l'Hirondelle.
Mais le marquis avait pris le bras de son jeune compagnon et lui disait :
– Il faut pourtant que je vous mette au courant de la situation.
– Fort bien. J'écoute.
– Ce n'est pas d'hier, reprit le marquis, que j'aime la personne.
– Ah !
Le marquis n'osait cependant avouer que son amour remontait à quarante ans.
Le chevalier aurait fort bien pu lui rire au nez, tout comme il avait fait pour la mendiante.
– Donc, mon amour n'est pas d'hier, continua le vieux fou, mais la femme que j'aime est peut-être la plus pure et la plus belle du monde.
– Je vous crois sans peine, monsieur, interrompit le chevalier de Castirac, flatteur et courtisan comme doit l'être un homme qui loge le diable en son escarcelle.
Le marquis poursuivit :
– Tenez, voilà la maison où elle est.
– Bon !
– Il s'agit d'en faire le siège.
– Et de tuer un amant ou un mari jaloux, sans doute.
– Attendez, ce n'est pas cela…
– Voyons, alors ?
Et le chevalier regarda tour à tour le marquis, dont le visage s'empourprait, et la maison, qui était silencieuse et qui paraissait déserte.
– Cette maison est pleine de mystères, tout comme la femme que j'aime, reprit M. de la Roche-Maubert.
– En vérité !
– Entre nous, cette créature idéale de beauté est un peu bizarre, un peu… extraordinaire… elle s'occupe de science.
– Comment cela ?
– De chimie et d'alchimie, dit encore le vieux marquis, jugeant inutile de tout dire au chevalier, mais ayant besoin cependant de lui faire comprendre certaines choses, afin d'utiliser le secours de son épée quand il en serait temps.
– Elle fait donc de la chimie et de l'alchimie ? Que cherche-t-elle ?
– La pierre philosophale.
– C'est à dire le moyen de faire de l'or ?
– Précisément.
– Et… l'a-t-elle trouvé ?
– Peut-être bien… je ne sais au juste. Mais voici ce que je sais, cette maison est double.
– Comment cela ?
– Elle a une partie souterraine où se tient l'objet de mes amours, un palais éclairé par des lampes et dans lequel la lumière du jour n'a jamais pénétré.
– Après ? fit le Gascon, intrigué.
– La partie supérieure de la maison, c'est à dire ce que nous voyons, est habitée par un bourgeois fort niais appelé Guillaume Laurent ; mais sa niaiserie et son air placide, il ne faut pas nous y tromper, ne sont qu'apparents, et cet homme est comme le Cerbère de ce palais souterrain dont j'ignore l'entrée.
– Fort bien, dit froidement le Gascon. Je lui mettrai mon épée sur la gorge, et il faudra bien qu'il nous la montre, cette entrée.
– Ce n'est pas tout encore, dit le marquis.
– Ah !
– La belle a un amant…
– Oh ! oh !
– Et c'est avec lui qu'il faudra en découdre, si nous parvenons dans la partie souterraine dont je parle.
– Je n'en ferai qu'une bouchée, dit le Gascon, qui n'était pas né pour rien sur les bords de la Garonne.
– Or donc, poursuivit M. de la Roche-Maubert, voici, selon moi, le plan à suivre.
– Voyons.
– Vous allez frapper à la porte.
– Après ?
– Il est probable qu'un guichet seulement s'ouvrira, et qu'on demandera quel peut être le visiteur qui se présente à pareille heure.
– Que répondrai-je ?
– Mais, monsieur Guillaume, je viens de la place du Châtelet, et j'ai un message pour vous.
Le Gascon s'inclina.
– Il est probable que le bourgeois vous ouvrira.
– Je comprends, en ce cas, je le repousserai dans l'intérieur et vous entrerez derrière moi.
– C'est cela même.
– Le reste ira tout seul, acheva le Gascon. Effacez-vous derrière moi.
Le marquis se rangea le long du mur.
Alors le chevalier de Castirac souleva le lourd marteau de la porte qui, en retombant, fit retentir tous les échos endormis de la maison.
Quelques secondes s'écoulèrent.
Puis on entendit un pas lourd à l'intérieur, puis encore, comme l'avait prévu le marquis, un guichet s'ouvrit dans le milieu de la porte, et une voix, qu'il reconnut pour celle du bourgeois Guillaume, demanda :
– Que diable peut-on me vouloir à pareille heure ?
Un rayon de lumière, qui passait à travers le guichet, attestait que le bonhomme s'était muni d'une lampe.
– Je viens de la place du Châtelet et j'ai un message pour vous, répondit le chevalier.
Le bourgeois répondit :
– Soyez le bienvenu, en ce cas.
Et il ouvrit.
Soudain le chevalier le saisit à la gorge et le poussa dans le fond du vestibule.
En même temps, le marquis entra et ferma la porte.
– Cette fois, mon bonhomme, dit-il, il faudra parler…
Et il lui porta la pointe de son épée au visage.