Quand le marquis de la Roche-Maubert se fut engagé dans le passage mystérieux et que le bruit de ses pas, retentissant d'abord sur les marches de l'escalier, se fut éteint dans l'éloignement, le bourgeois Guillaume Laurent changea tout à coup d'attitude avec le chevalier de Castirac.
– Monsieur, lui dit-il, si vous voulez bien, nous allons causer un peu.
– Volontiers, répondit le chevalier qui se posa à califourchon sur une chaise et mit son épée nue entre ses jambes.
– Êtes-vous le fils, le neveu ou simplement l'ami du marquis ? reprit Guillaume.
– Je suis simplement son ami.
– Depuis longtemps ?
– Depuis ce matin.
– Alors tant mieux, fit le bourgeois, une amitié de si fraîche date n'est pas dangereuse.
– Plaît-il ?
– On se console de la perte d'un ami de vingt-quatre heures, poursuivit Guillaume avec flegme.
– Te moques-tu de moi, maroufle ?
– Dieu m'en garde ! mon gentilhomme.
Mais la voix de Guillaume, faisant cette humble réponse, n'était plus la même.
Elle était timbrée d'une nuance ironique, mêlée à une sorte d'accent d'autorité.
– J'espère bien, reprit le chevalier, n'avoir pas à pleurer le marquis.
– Peuh ! Qui sait ?
– Et, dans tous les cas, reprit le Gascon, tu sais ce que je t'ai promis…
– Mais non, je ne sais pas, dit Guillaume.
– Je t'ai promis que si, dans deux heures, le marquis ne revenait pas, je te passerais mon épée au travers du corps, dit le Gascon.
– Ah ! c'est juste, je n'y pensais plus.
– Tu as l'air bien hardi, maintenant, drôle !
– Voulez-vous donc que je pleure ?
– Non, mais je veux que tu aies vis-à-vis de moi l'attitude qu'un bourgeois doit avoir vis-à-vis d'un gentilhomme.
– Excusez-moi, dit Guillaume, j'ignore les belles manières. Mais nous avons deux heures devant nous, n'est-ce pas ?
– Deux heures de vie pour toi, car si le marquis ne revient pas…
– Bon, je comprends. Mais qu'allons-nous faire de ces deux heures ? Avez-vous soif ?
– Heu ! heu ! dit le Gascon en faisant claquer sa langue.
– J'ai dans ce bahut que vous voyez là, continua Guillaume, deux ou trois flacons de vieux vin.
– Eh bien, voyons-les…
– Aimez-vous le jeu, dit encore Guillaume.
– Parbleu !
– La bête ombrée, par exemple ?
– C'est mon jeu de prédilection.
– Eh bien, dit Guillaume, il m'est avis que nous allons nous amuser un brin pendant deux heures.
Il alla ouvrir le bahut, y prit deux vénérables bouteilles couvertes de toiles d'araignées, et les apporta, ainsi que deux gobelets sur la table qui se trouvait au milieu de la salle.
Les bouteilles débouchées, il remplit les gobelets.
– À votre santé ! dit-il.
– À la tienne plutôt, dit le Gascon, ou mieux, à celle du marquis.
Le bourgeois hocha la tête et ne répondit pas.
– Et ces cartes, où sont-elles ? dit encore Castirac.
– Là, dans cette pièce voisine qui me sert de chambre à coucher.
– Va les chercher.
– Ne buvez pas tout en mon absence, au moins, dit Guillaume en souriant.
Et il entra dans la pièce voisine.
– Il est tout à fait bon homme, dit le Gascon, et je souhaite, en vérité, que le marquis revienne sain et sauf de son aventureuse expédition, car j'aurais de la répugnance à l'occire.
Deux minutes s'écoulèrent, la porte de la chambre dans laquelle Guillaume était entré se rouvrit.
Mais le chevalier ne put réprimer un geste et un cri de surprise.
Guillaume n'était plus Guillaume, ou plutôt c'était Guillaume métamorphosé des pieds à la tête.
Guillaume avait jeté sa souquenille couleur cannelle, son bonnet fourré de peau de loutre, ses chausses marron et ses bas de laine noire.
Guillaume était vêtu d'un bon pourpoint de gros drap, chaussé de bottes à entonnoir, coiffé d'un chapeau à plume qu'il inclinait sur l'oreille gauche, il avait un manteau sur l'épaule et une rapière au côté.
Enfin ses bottes étaient garnies d'éperons qui sonnaient gaillardement sur les dalles de la salle.
Mais chose non moins surprenante ! le visage du bonhomme Guillaume avait perdu son expression de débonnaireté niaise pour revêtir une expression d'audace qui annonçait un homme d'épée.
Et s'avançant vers le Gascon stupéfait :
– Ça, dit-il, par quel jeu voulez-vous commencer, mon gentilhomme ?
– Mais… balbutia le Gascon, je trouve cette mascarade plaisante, drôle.
– Où voyez-vous une mascarade ?
– Dame… ces habits ?…
– Sont les miens.
– Cette épée ?…
– Fera connaissance avec la vôtre, mon petit monsieur.
– Maroufle ! dit le Gascon, un gentilhomme comme moi…
– Peut se battre avec un autre…
– Tu es gentilhomme ?
– Pour vous servir.
– Tu n'es donc pas mercier ?
– Pas plus que vous.
– Alors, que fais-tu ici ?
– Je sers mes amis quand ils ont besoin de moi.
– En vérité !
– Et quelquefois je donne un bon conseil à des gens qui me sont sympathiques, ont une jolie figure et me reviennent. Vous êtes de ceux-là.
– Et tu as un conseil à me donner ?
– Peut-être.
– Voyons en ce cas.
– Remettez votre rapière en sa gaine, votre chapeau sur la tête, votre manteau sur les épaules, buvons un dernier coup et allez-vous-en.
Maître Guillaume avait prononcé ces mots froidement, avec un accent d'autorité.
– Tu railles, drôle ! fit le Gascon.
– Non, je parle dans votre intérêt.
– Et si je ne veux pas m'en aller ?…
– Il m'est avis alors que c'est à un tout autre jeu que la bête ombrée que nous allons jouer, mon petit cadet de Gascogne.
Et Guillaume, sur ces mots, mit gaillardement et lestement flamberge au vent.
Puis il tomba en garde.
– À nous deux donc ! dit-il.