XI

Cependant madame Edwige, une heure après avoir pris congé de la Bayonnaise, qui se voyait déjà la femme du vieux margrave et lui avait fait force protestation de tendresse et de dévouement, madame Edwige, disons-nous, était retournée dans la salle du souper.

Mais elle n'y était point retournée seule.

Conrad, son mari docile, la suivait.

Le bonhomme était quelque peu tremblant, car il n'avait aucune idée de ce qui allait arriver.

Le margrave d'un côté, le chevalier de l'autre, dormaient toujours profondément sous la table.

– Conrad, dit madame Edwige d'un ton d'autorité, va me chercher la caisse aux flacons mystérieux que nous avons apportée d'Allemagne.

Conrad sortit, laissant sa femme qui fixait sur le margrave un regard plein de mépris et de haine.

Quelques secondes après, Conrad revint apportant la caisse que nous avons déjà vue à l'hôtellerie de la rue de l'Arbre-Sec, et de laquelle madame Edwige avait tiré un flacon dont elle avait fait avaler au margrave une partie du contenu.

– Mais, dit Conrad en posant la caisse sur la table, il me semble que c'est bien inutile, aujourd'hui ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que le margrave est suffisamment endormi comme ça.

Madame Edwige haussa les épaules.

– Vous êtes un sot ! dit-elle.

Conrad s'inclina, en homme habitué à de semblables compliments.

Madame Edwige reprit.

– À côté du poison se trouve toujours le remède. Il est des jours où nous avons besoin que le prince dorme…

– Bon !

– Aujourd'hui nous avons besoin qu'il s'éveille.

– Ah ! fit Conrad, qui ne comprenait toujours pas.

Et madame Edwige, qui ne daigna pas s'expliquer autrement, prit dans la caisse un autre flacon que celui qui renfermait le narcotique.

Puis elle dit à Conrad :

– Prends ton maître à bras-le-corps et porte-le sur ce sofa.

Conrad obéit.

Madame Edwige, qui le dirigeait du geste, lui fit entasser sous la tête du margrave endormi une pile de coussins de façon qu'il se trouvât presque sur son séant.

Cela fait, elle prit une cuillère sur la table, versa dedans quelques gouttes du contenu du flacon, et les lui répandit sur les lèvres.

Aussitôt le prince poussa un soupir. Cependant, il ne s'éveilla point.

Madame Edwige prit alors une serviette et l'imbiba de la même liqueur ; après quoi elle se mit à frictionner les tempes du dormeur.

Le prince poussa un nouveau soupir.

Alors madame Edwige dit à Conrad.

– Il va s'éveiller. Va-t-en !

Conrad aurait bien voulu rester, mais sa terrible épouse ordonnait et il ne lui restait qu'à obéir.

Il sortit donc, tandis que madame Edwige continuait délicatement les frictions, posant sous les narines du margrave la serviette imprégnée de la mystérieuse liqueur.

Le prince poussa encore deux ou trois soupirs ; puis, tout à coup, ses yeux s'ouvrirent, et la léthargie qui l'étreignait cessa subitement.

– Ah ! c'est toi, coquine ! dit-il en reconnaissant madame Edwige.

– C'est moi, dit-elle froidement.

Elle le dominait depuis si longtemps, que la peur le reprit ; néanmoins il songea qu'il avait un auxiliaire et s'écria.

– Où est le chevalier ?

– Le voilà, dit madame Edwige.

Et elle repoussa la table et le margrave vit le Gascon étendu sur le parquet.

– Mort ! s'exclama-t-il.

– Pas plus que vous, madame Edwige ; mais son sommeil durera plus que le vôtre, et nous avons le temps de causer un peu, monseigneur.

– Ah ! coquine, dit le prince, dissimulant sa terreur sous une feinte colère, tu veux causer avec moi ?

– Oui, monseigneur.

– Tu veux sans doute m'apprendre l'histoire de cette glace…

– Peut-être.

Et madame Edwige demeurait impassible.

Tout à coup le prince s'écria :

– Où est-elle ?

– Qui, elle ?

– Jeanne… la princesse…

Madame Edwige se mit à rire :

– Eh bien ! dit-elle, j'ai respecté les volontés de Votre Altesse.

– Comment cela ?

– Je l'ai fait conduire dans la chambre nuptiale.

– Ah !

– Mais elle n'y est point seule…

Le margrave fit un soubresaut et se trouva debout, et l'œil en feu.

– Monseigneur, reprit madame Edwige en lui saisissant le bras et le forçant à se rasseoir, je vous ai dit que je voulais causer un brin avec vous.

– Parle, que veux-tu, coquine ?

– Vous empêcher de jouer le rôle de dupe.

– Plaît-il ?

– Et de tomber dans un guet-apens.

– T'expliqueras-tu, misérable !

– Oui, monseigneur, si vous m'en donnez le temps.

– Eh bien, parle !

Madame Edwige poussa du pied le chevalier, qui dormait toujours.

– Savez-vous, dit-elle, ce que c'est que ce Gascon ?

– C'est le frère de Jeanne.

– Jeanne n'a pas de frère.

– Ah !

– Mais elle a eu des amourettes.

Le margrave fut pris d'une colère folle :

– Tu mens ! dit-il.

Et il menaça du poing sa gouvernante.

– Monseigneur, dit tranquillement madame Edwige, si j'ai menti, je suis prête à quitter le service de Votre Altesse à l'instant même et à m'en aller sans une obole.

– Alors, donne-moi la preuve de ce que tu avances, dit le prince que ce sang-froid de la mégère commençait à impressionner vivement.

– C'est pour cela que je vous ai fait respirer des sels et des parfums, afin de vous réveiller, répondit-elle.

– Mais parle… parle… dit-il. La preuve ? où est la preuve ?

– Si vous voulez me suivre, dit madame Edwige, je vais vous montrer un homme aux pieds de Jeanne.

Le prince se leva.

– Venez, acheva-t-elle, et appuyez-vous sur mon bras, car vous n'êtes pas très vaillant sur vos jambes…

Et elle entraîna le vieillard chancelant hors de la salle.

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