Comme on le pense bien, la redoutable gouvernante avait mis à profit cette heure qui s'était écoulée entre le moment où elle avait pris congé de Jeanne la Bayonnaise et celui où elle s'était mise en devoir de tirer le margrave de sa léthargie.
Elle était montée dans cette chambre où elle avait laissé le sergent Lafolie soupant et buvant.
– Êtes-vous prêt ? lui avait-elle dit.
– Prêt à vous suivre, dit-il.
– Alors, suivez-moi.
Elle avait ouvert une porte et l'avait conduit jusqu'à un corridor au bout duquel se trouvait un escalier.
Escalier et corridor étaient éclairés par des lampes d'albâtre qui répandaient autour d'elles un demi-jour.
Au bas de l'escalier, se trouvait un autre corridor, et à l'extrémité de ce corridor une porte à deux vantaux.
– La chambre de votre ancienne maîtresse est là, dit alors madame Edwige.
– Et elle y est ?
– Oui.
– Seule ?
– Oui.
– Eh bien ! que voulez-vous que je fasse ?
– Je veux que vous attendiez ici. Quand l'intendant vêtu de rouge qui est allé vous chercher reviendra, vous frapperez à cette porte.
– Bon ! et on m'ouvrira ?
– Oui. Si vous ne dites pas votre nom et si vous contrefaites un peu votre voix.
– Parfait !
– Quand Jeanne vous aura ouvert, vous entrerez et vous vous arrangerez de façon qu'elle vous reconnaisse.
– Mais que lui dirai-je ?
– Oh ! tout ce que vous voudrez. Cela vous regarde et non moi.
Et madame Edwige, qui n'avait pas voulu s'expliquer davantage, s'en était allée tirer le marquis de son sommeil, après avoir prévenu Conrad de ce qu'il avait à faire.
Suivons-la donc maintenant, tandis qu'elle donnait le bras au vieillard.
– Mais où me conduis-tu, coquine ? disait le margrave.
– Venez toujours, monseigneur.
Elle lui fit traverser plusieurs salles, arriva dans le grand vestibule de l'hôtel et gravit l'escalier d'honneur en soutenant le prince.
– Tu ne me conduis pas chez Jeanne, disait-il, puisque sa chambre est au rez-de-chaussée.
– Je vous mène dans un endroit d'où vous pourrez la voir comme si vous étiez près d'elle.
Le prince, toujours chancelant, gravit l'escalier, suivit un corridor, et madame Edwige l'introduisit dans cette même salle où le sergent avait soupé.
– Qu'est-ce que cela ? fit-il, en voyant la table encore chargée des débris du souper.
– C'est l'un des amoureux de Jeanne qui a cassé une croûte ici.
Le prince eut un rugissement de colère.
– Et où est-il donc ce misérable ? fit-il.
– Avec elle.
Sur ces mots, madame Edwige souleva le tapis à un coin opposé de celui où elle avait montré ce parquet en glace au sergent.
Une vive lumière frappa le margrave au visage.
– Penchez-vous et regardez, dit madame Edwige.
Le prince se pencha et reconnut qu'il était au dessus de la chambre à coucher où Jeanne venait d'achever sa toilette de nuit.
– Ah ! coquine, dit-il, tu vois bien qu'elle est seule.
– Attendez ! répondit-elle.
En effet, c'était en ce moment sans doute que le sergent frappait à la porte, car Jeanne s'était levée pour aller ouvrir.
– Maintenant, monseigneur, dit madame Edwige, si vous voulez me promettre de ne pas faire de bruit, je vais vous mettre à même d'entendre ce qui se fera et se dira là-bas.
– Soit, dit le prince, je te le promets.
Alors madame Edwige pressa un ressort, et la feuille du parquet en glace se souleva, laissant ainsi passer le son.
Une sorte de curiosité tenace et furieuse s'était emparée du margrave.
Il regarda et il écouta…
* * * *
Jeanne la Bayonnaise était donc allée ouvrir et elle avait jeté un cri en se trouvant face à face avec le sergent Lafolie.
Elle fut même si émue qu'elle recula de quelques pas, ce qui permit au sergent d'entrer et de fermer la porte.
Celui-ci avait la démarche conquérante et le verbe haut.
– Eh bien ! Jeanne, dit-il, me reconnais-tu ?
– Oui, balbutia-t-elle.
La peur s'était emparée d'elle et elle murmura :
– Oui, je te reconnais… mais tais-toi…
– Ah ! tu veux que je me taise ?
– Parle bas, au moins…
– Et pourquoi ?
– Mais parce qu'on pourrait nous entendre…
– Ah ! c'est juste, dit-il d'un ton moqueur, tu es en passe de devenir princesse.
– Tais-toi !
– Soit, je parlerai plus bas, mais tu me reconnaîtras ?…
– Je te reconnais…
– Je suis Lafolie.
– Oui.
– L'homme que tu as tant aimé…
– Je ne m'en défends pas, mais silence !…
– Tu ne t'attendais pas à me revoir…
– Non, balbutia-t-elle. Mais comment es-tu entré ici ? D'où sors-tu ?…
– Je te le dirai plus tard : maintenant…
Et le soudard reprit sa mine conquérante et ses airs vainqueurs.
– Maintenant, quoi ? dit-elle toujours émue.
– Il s'agit de faire nos conditions.
– Hein ?
– Ne vas-tu pas devenir princesse ?
– Peut-être…
– Moi je suis toujours sergent et le rôle de fils de Mars commence à m'ennuyer.
– Que veux-tu que je fasse ?
– C'est ce que je vais t'expliquer.
Et le sergent s'allongea sur l'ottomane où Jeanne était couchée tout à l'heure.
* * * *
– Eh bien, monseigneur, dit madame Edwige à l'oreille du margrave, que pensez-vous de tout cela ?
– Mais tais-toi donc, fit le prince avec impatience, je ne veux pas perdre un mot des confidences de ce soudard et de cette gourgandine.
Madame Edwige triomphait !