C'était le bon temps, alors ; un soldat faisait son chemin par les femmes et ne s'en cachait guère.
Le sergent Lafolie était même si imbu de ces principes, empreints d'une douce philosophie, qu'il oublia comment et pourquoi il se trouvait là, et, alléché par ce luxe princier qui l'entourait, il songea quelque peu à son avenir.
Donc, voluptueusement allongé sur l'ottomane, salissant la soie dont elle était recouverte avec ses bottes de cuir graissé, il reprit ainsi la parole :
– Je te disais donc que le métier de soldat m'ennuyait.
– Bon ! fit Jeanne.
– Je voudrais vivre tranquille, avec de l'argent dans mes poches…
– Après ?
– Et puisque tu vas devenir princesse, si tu es une bonne fille, tu m'aideras à mener cette vie-là.
– Je ne demande pas mieux.
– Je voudrais donc que tu me fisses hommage de quelques pistoles.
– Aussitôt que j'en aurai.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Mais, dame… parce que j'en ai pas encore…
– Est-ce bien vrai ce que tu dis là ?
– Je te le jure.
– Soit, je te crois. Alors, causons de la situation que tu comptes me faire.
– Eh bien, répondit-elle naïvement, quand je serai princesse, je dirai à mon époux que tu es un de mes parents.
– Soit.
– Que tu es malheureux…
– Fort bien.
– Et il te donnera vingt ou trente mille livres, avec lesquelles tu iras vivre dans notre pays.
– Non pas, ce n'est point ce que je veux.
– Que veux-tu donc ?
– Je veux rester auprès de toi.
– Quelle folie !
– Tu me feras passer pour ton frère, si bon te semble.
– Mais j'en ai déjà un, dit la Bayonnaise, qui songea en ce moment au chevalier.
– Ah ! oui… ce Gascon…
– Précisément, dit-elle.
– Eh bien, comme ce Gascon me déplaît, tu le congédieras.
– Mais c'est impossible.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce que… c'est lui… qui… m'a amenée ici…
– Ah ! ah ! ah !
Et le soudard se mit à rire bruyamment.
– Mais tais-toi donc, s'écria Jeanne alarmée, on peut venir… et alors… je suis perdue…
– Si tu veux que je me taise, promets-moi de me laisser auprès de toi.
– Mais, fit-elle éperdue, puisque je t'offre une fortune, pourquoi ne préfères-tu pas t'en aller ?
Le sergent se redressa et se mit à friser sa moustache.
– Voici la chose, dit-il. J'ai un revenez-y d'amour…
– Plaît-il ?
– Tu n'as jamais été aussi belle…
Malgré son émotion et son angoisse, la Bayonnaise se mit à rire au nez du sergent.
– Oh ! dit-elle, tu te trompes, mon cher.
– Hein ? fit-il à son tour.
– Quand l'amour est parti, il ne revient pas. J'aimerais mieux accueillir le premier amoureux venu…
Les joues du sergent s'empourprèrent.
– Ah ! c'est ainsi, dit-il, tu fais fi de moi ?
– Non, mais je ne t'aime plus.
– Tu m'aimeras !
– Jamais !
Il allait l'étreindre dans ses bras lorsque, se réfugiant derrière une table, elle lui dit :
– Mais, malheureux, avant de faire un scandale, avant de me forcer à crier au secours, réponds-moi, comment es-tu ici ?
Il y avait dans cette question un tel accent d'autorité que le sergent se dégrisa quelque peu.
– Ah ! c'est juste, dit-il, j'oubliais de te le dire… c'est une bonne dame qui m'a fait entrer.
– Une dame ?
– Oui.
– Madame Edwige !
– Je crois que c'est son nom.
– Et elle t'a conduit ici.
– C'est à dire qu'elle a commencé par me donner à souper, puis elle a soulevé le tapis et, par un trou pratiqué dans le plancher elle m'a montré ton futur époux, ton prétendu frère et toi-même qui soupiez joyeusement.
La Bayonnaise jeta un cri.
– Et elle t'a ensuite conseillé de frapper à cette porte ?
– Sans doute.
– Alors nous sommes perdus !
– Qu'est-ce que tu chantes-là ?
– La vérité, dit la Bayonnaise : cette femme est mon ennemie… et à l'heure où nous parlons, il y a sans doute des gens qui nous voient… qui nous écoutent…
– Eh bien, tant mieux ! dit le sergent ; en attendant que le ciel s'écroule, laisse-moi te prendre un baiser.
Il était ivre-mort, et tout tournait autour de lui.
Il voulut cependant s'élancer vers elle ; mais elle prit la fuite et se mit à tourner autour de la table.
Il essaya de la rejoindre et de la saisir, mais à mesure qu'il tournait, les murs et les meubles semblaient tourner en sens inverse…
Et tout à coup il tomba.
Il tomba comme s'il avait été foudroyé, tant l'ivresse acquit un subit empire sur lui.
Jeanne était sauvée de son ivresse…
* * * *
– Eh bien ? monseigneur, dit alors madame Edwige en regardant le margrave.
– Eh bien, répondit-il, tu vas appeler Conrad.
Madame Edwige referma le parquet transparent.
Puis elle frappa sur un timbre.
Conrad parut.
– Appelle mes pages, dit le margrave et commande-leur de jeter à la porte cette gourgandine et ce soudard.
Conrad s'inclina.
Mais comme il allait sortir, madame Edwige dit encore :
– Et l'autre ?
– Le Gascon ?
– Oui, qu'est-ce que Votre Altesse veut qu'on en fasse ?
Le margrave était prince et les princes sont ingrats. Il oublia en ce moment que grâce au chevalier de Castirac il avait pu braver une heure les colères de madame Edwige.
– Eh bien, dit-il, portez le Gascon dehors et mettez-le dans le ruisseau. Il achèvera de cuver son vin au grand air !
Et Conrad sortit pour exécuter les ordres de son maître.