XIV

Une heure après, sur l'ordre de madame Edwige, on transportait le margrave, avec les plus grandes précautions, dans son appartement.

À la suite de ce qu'il avait vu et entendu, le vieux prince margrave de Lansbourg-Nassau avait été pris d'une crise nerveuse et avait bientôt perdu connaissance.

Tant d'émotions en quelques minutes, c'en était trop pour un homme que les médecins tourmentaient en lui rendant tous les deux jours une apparence de jeunesse.

Quand Conrad était revenu lui apprendre que la gourgandine, c'était ainsi qu'il avait appelé Jeanne la Bayonnaise, s'en était allée sans difficulté et qu'on avait porté dehors l'un dans la rue des Bons-Enfants, l'autre dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré, le chevalier de Castirac et le sergent Lafolie, ivres tous deux, le margrave avait tout d'abord poussé un soupir de soulagement.

Puis se retournant vers madame Edwige :

– Il me semble, avait-il dit, que la tête me tourne un peu.

Madame Edwige l'avait assis dans un fauteuil.

Le margrave avait poussé un nouveau soupir et fermé les yeux, disant :

– Je crois que je m'en vais !…

Et, en effet, il était tombé en syncope.

Mais madame Edwige avait jugé inutile d'envoyer quérir un des deux médecins du margrave, lesquels étaient couchés depuis longtemps.

La caisse aux flacons mystérieux était là, et madame Edwige saurait bien y trouver un cordial suffisamment énergique pour rappeler le margrave à la vie.

En attendant, elle appela les pages et fit porter le prince évanoui sur son lit.

Puis elle congédia les pages et demeura seule avec Conrad auprès du margrave.

Pour la première fois depuis plusieurs heures, les deux époux avaient enfin le temps de respirer.

Conrad regarda sa femme et lui dit naïvement :

– Je crois que nous l'avons échappé belle.

– Peuh ! fit madame Edwige.

– J'ai vu le moment où le maudit Gascon allait nous jeter par la fenêtre.

– C'est que vous perdez facilement la tête, maître Conrad, dit la gouvernante avec dédain. Mais au lieu de nous féliciter mutuellement voyons à présent l'avenir, c'est à dire à faire réussir nos projets.

– Le prince est évanoui, dit Conrad, et, si vous ne lui faites pas respirer des sels, il peut rester en cet état plusieurs heures.

– C'est bien là-dessus que j'ai compté.

– Ah !

– Et nous allons mettre ce temps à profit.

Conrad regarda sa femme avec curiosité. Cela tenait à ce que madame Edwige ne lui faisait jamais part de ses projets qu'à la dernière heure et ne l'initiait qu'à la moitié de ses plans.

– Tout ce qui nous est advenu ce soir ne serait point arrivé si celle pour qui nous agissons avait été prête aujourd'hui.

– C'est vrai, dit Conrad.

– Il faut donc mettre le temps à profit et aller sur-le-champ la trouver.

– En pleine nuit ?

– Tu sais bien qu'il n'y a ni jour ni nuit pour elle.

– C'est juste.

– Va donc, j'attends ton retour pour prendre un parti.

Et Conrad quitta madame Edwige et la laissa au chevet du prince toujours évanoui.

Une heure après, l'intendant revint.

– Eh bien ? fit la terrible gouvernante.

– Elle m'a dit que demain tout serait prêt, ainsi que les choses ont été convenues.

– Fort bien… Tu peux t'en aller maintenant, je n'ai plus besoin de toi.

Le docile Conrad sortit.

Alors madame Edwige fit, pour la seconde fois, usage de ce cordial renfermé dans un des flacons de la caisse mystérieuse.

Elle en frotta les tempes, les narines et les lèvres du margrave, et celui-ci commença à soupirer, à s'agiter, puis au bout d'un quart d'heure, il ouvrit les yeux.

La nuit s'était écoulée tout entière et les premiers rayons de l'aube glissaient à travers les rideaux.

Le margrave regarda la gouvernante.

– Ah ! c'est toi, dit-il.

– Oui, monseigneur.

– Ai-je fait un rêve, ou est-ce la réalité ? continua le prince. Jeanne… le chevalier… le soldat ?…

– Jeanne était une fille perdue et les deux hommes des aventuriers, dit madame Edwige.

– C'était donc vrai ?

– Sans doute.

– Ainsi je n'ai pas rêvé ?

– Pas le moins du monde.

– Et que sont-ils devenus ces misérables ?

– On les a jetés dehors selon vos ordres, monseigneur.

Le margrave soupira.

– Edwige, dit-il, je voudrais pourtant me marier.

– Votre Altesse est venue à Paris dans ce but.

– Hélas ! trouverai-je jamais une femme aussi belle que cette aventurière ?

– Plus belle, monseigneur.

– Oh !

Madame Edwige prit un air mystérieux.

– Depuis quelque temps, dit-elle, Votre Altesse se défie de moi et ne m'accorde plus toute sa confiance, comme jadis.

Ces paroles évoquèrent dans l'esprit encore troublé du margrave le souvenir de la glace que le chevalier de Castirac avait brisée d'un coup de poing.

– Ah ! coquine, dit-il, si je me méfie de toi, j'ai, pardieu, bien raison.

– Monseigneur.

– Et si tu voulais m'expliquer l'histoire de cette glace à travers laquelle toutes les femmes me semblaient laides…

– Rien n'est plus facile dit madame Edwige.

– Voyons, alors !

– Il y a de par le monde une femme si belle que Votre Altesse n'aura qu'à la voir pour tomber à ses pieds.

– Ah ! fit le margrave dont l'œil brilla.

– Cette femme qui vient de fort loin, de l'extrême Orient, à la seule fin de rencontrer Votre Altesse, devait arriver hier à Paris.

– Eh bien ?

– Elle a éprouvé un retard et n'arrivera que ce soir. Et dans l'intérêt même de Votre Altesse, Conrad et moi nous avons imaginé cette glace, afin que Votre Altesse ne fît pas quelque choix imprudent.

– Et tu dis, fit le prince, que cette femme est belle ?

– Elle ne saurait avoir de rivale.

– Et je la verrai ?…

– Ce soir.

– C'est bien long, soupira le margrave.

– Non, dit madame Edwige, vous êtes las, vous avez besoin de repos. Il faut que vous ne lui paraissiez pas trop vieux, elle pourrait ne pas vouloir de vous.

– Oh ! dit le margrave en souriant, je suis riche !

– Elle est plus riche que vous, dit madame Edwige.

Ces mots plongèrent le prince margrave dans une profonde stupeur, et il regarda madame Edwige pour voir si elle ne se moquait pas de lui.

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