VII

Le major Avatar était un homme calme et même un peu froid. Il fut présenté par M. de B…, remercia simplement de l’honneur qu’on lui avait fait, parla peu, et ne satisfit qu’imparfaitement la curiosité générale, car on s’attendait au récit de ses aventures. C’était, du reste, un homme parfaitement distingué, parlant, comme tous les Russes de l’aristocratie, un français très pur. On essaya plusieurs fois de mettre la conversation sur le Caucase. Le major répondit brièvement, donna quelques détails laconiques, bien que d’une exactitude merveilleuse, et fit comprendre que le rôle de narrateur ne lui plaisait que médiocrement ; il ne touchait jamais une carte, mais il adorait le billard, avait dit M. de B… Il eut bientôt trouvé un partenaire, et il était à cet exercice d’une force si prestigieuse, que le billard du Club fut littéralement entouré tandis qu’il jouait.

– Ah çà ! dit le président, qui entraîna M. de B… dans le fumoir maintenant à peu près désert, où donc as-tu connu le major, marquis ?

– À Paris, il y a quinze jours.

– Je croyais que vous vous étiez rencontrés à l’étranger ?

– Non : mais je vais te mettre au courant de notre liaison, moins superficielle qu’on pourrait le croire.

– Voyons.

– Tu sais que j’ai beaucoup voyagé ?

– Oui.

– J’ai parcouru la Crimée, le Caucase, et je suis allé jusqu’en Perse, il y a dix ans.

« À mon retour, je me suis arrêté sur les bords de la mer d’Azoff, et j’ai eu pour hôte le père du major qui m’a beaucoup parlé de son fils, alors prisonnier de Schamyl.

– Ah ! fort bien.

– Or, donc, il y a quinze jours, le major s’est présenté chez moi, et il a invoqué l’hospitalité que j’avais reçue de son père.

« Tu penses bien, acheva M. de B…, que je me suis mis à sa disposition avec empressement. Sa femme est charmante, un peu hautaine, mais pleine d’esprit. Je crois leur fortune ordinaire, à en juger par leur train de maison, qui est fort simple. Ils habitent un petit hôtel dans la villa Saïd, et n’ont qu’une voiture au mois, jusqu’à présent. Mais je sais que le major attend des chevaux qu’il ramène d’Orient, et qui, paraît-il, sont de merveilleux trotteurs.

Tandis que M. de B… donnait au président du Cercle ces détails, le major achevait sa partie de billard, prenait congé des membres du club des Asperges, et s’esquivait sans bruit. Il était deux heures du matin, la nuit était claire et froide.

Le major s’en alla à pied le long des boulevards ; à la hauteur de la Madeleine, il vit un petit coupé à un cheval qui stationnait auprès de l’église. Il s’en approcha sans affectation, regarda tout autour de lui pour voir s’il n’était pas suivi, et tout aussitôt la portière s’ouvrit et une main de femme prit la sienne et le fit monter.

– Viens ! dit-elle. Je me gèle ici, en dépit de la boule d’eau chaude que j’ai sous les pieds. Eh bien ?

– C’est fait, dit le major. Je suis présenté.

Et il dit au cocher :

– Villa Saïd.

Tandis que le coupé roulait, le major reprit :

– Grâce à toi, me voici parfaitement incarné dans la peau du major Avatar ; et tous les documents que tu m’as fournis sont parfaitement exacts. Tu l’as donc connu ?

– Comme je te connais, répondit la femme.

– Et tu es sûre qu’il est mort ?

– J’ai reçu son dernier soupir à Marseille, il y a trois ans. Il est mort dans un hôtel garni où personne ne parlait le russe. C’est moi qui ai fait la déclaration de décès sous un autre nom, pensant bien que ces papiers, que j’ai tous gardés, pourraient me servir quelque jour. Ainsi, maître, tu peux être tranquille, ajouta-t-elle en prenant la main de cet homme et la baisant avec un respect enthousiaste.

Mais, reprit-elle, je suis sotte ! j’oublie de te donner une importante nouvelle.

– Ah !

– Milon est arrivé.

– Enfin ! dit le major.

– Il est arrivé une heure après ton départ ; il t’attend avec impatience.

– Nous ne pouvons pourtant pas nous mettre cette nuit même à la recherche de la cassette.

– Il est allé à Rome, ainsi que tu le lui avais ordonné…

– Et lui aussi il est incarné, hein ? fit le major en riant.

– Oui, il a tous les papiers qui établissent l’identité de Joseph Bandoni, ancien valet de chambre du prince Costa-Frédérica ; mais ce n’est point ce qui l’occupe.

– Oui, je sais. Il veut retrouver ses petites filles… et moi la cassette. Car, dit le major en souriant, nous sommes tout à l’heure au bout du rouleau que je m’étais gardé comme une poire pour la soif en entrant au bagne, et nous avons un rang à tenir.

Le coupé allait bon train. Il avait monté les Champs-Élysées, traversé le rond-point de l’Étoile, et il descendait maintenant l’avenue de l’Impératrice. À l’entrée de la villa Saïd, un homme de stature colossale se promenait de long en large, interrogeant l’horizon et donnant toutes les marques de la plus vive anxiété.

– Ah ! maître, dit-il au moment où le coupé s’arrêta, j’ai compté les minutes depuis deux heures…

Et comme le major descendait de voiture, il lui baisa respectueusement la main.

– Pauvre vieux, dit le major qui le regarda comme ils passaient devant la loge du concierge de l’avenue, à la porte de laquelle était un réverbère, voyons si tu t’es fait une vraie tête italienne.

« Hé ! hé ! pas mal…

Milon, car c’était lui, de même que, on l’a déjà deviné, le major Avatar et le forçat Cent dix-sept ne faisaient qu’un, Milon, dis-je, était tout à fait métamorphosé. Six mois s’étaient écoulés depuis que les deux compagnons de chaîne avaient, une nuit, rompu leurs fers et recouvré leur liberté. Le navire maltais dont Cent dix-sept avait pris le commandement avait abordé en Italie. Là Milon et Cent dix-sept s’étaient momentanément séparés. Milon revenait de Rome, où un ancien membre du club des Valets de cœur, comme l’était Noël le forgeron du reste, avait procuré au nouveau disciple de Cent dix-sept un état civil parfaitement en règle. Milon avait laissé croître ses cheveux et sa barbe, et comme la barbe était grise et que les cheveux étaient blancs, il avait teint la première en noir. Ce contraste d’une barbe noire et d’une chevelure blanche, en donnant à sa physionomie un caractère de dureté, achevait de rendre le bon Milon méconnaissable. Pendant les six mois qui venaient de s’écouler, il avait appris l’italien, ce qui lui avait été d’autant plus facile qu’il était d’origine provençale, et ne s’était jamais corrigé, lorsqu’il habitait Paris, de cet accent traînard et désagréable qui est l’apanage des races méridionales.

Tous trois entrèrent dans le petit hôtel que le major Avatar avait loué tout meublé, et le coupé s’en alla. Leur domestique se composait d’un valet de chambre, sous la livrée duquel les forçats de Toulon eussent reconnu le forgeron Noël, et d’une cuisinière que Vanda avait prise à Turin et qui balbutiait à peine quelques mots de français.

– Maintenant, mon ami, dit le major quand ils furent seuls dans le boudoir de Vanda, causons.

Il se débarrassa de sa houppelande fourrée, vêtement qui accompagne inévitablement la toilette d’un Russe de distinction nouvellement arrivé à Paris, endossa une veste de chambre que lui apporta Vanda, alluma un cigare, et posa les pieds sur les chenets.

– Causons, répéta Milon comme un écho.

– As-tu encore de l’argent ?

– Je suis au bout, mais je sais où est la cassette.

– Tu le savais, du moins ? Milon tressaillit.

– Que dites-vous, maître ? fit-il. L’auriez-vous déjà trouvée ?

– Non, mais je crains que nous ne la trouvions pas aussi facilement.

– Oh ! je sais où elle est…

– Sais-tu que pendant que nous étions là-bas on a bouleversé Paris ?

– Eh bien ?

– On a reconstruit et démoli des maisons par milliers. De nouvelles rues se sont ouvertes, d’autres ont disparu complètement.

– Il faudrait que le bon Dieu ne fût plus le bon Dieu pour que nous ne retrouvassions pas la maison où j’ai caché l’argent des enfants, murmura Milon d’une voix tremblante.

– Cela peut arriver pourtant.

– Bah ! on a pu démolir la maison, mais les caves…

– Les caves aussi. Maintenant, dis-moi dans quel quartier tu as opéré ce singulier dépôt.

– Dans le quartier des Invalides.

– Ah !

– Tout auprès de l’École militaire, en entrant dans la rue de Grenelle, au Gros-Caillou.

Le major respira.

– C’est bien ! dit-il, on a peu démoli et peu reconstruit par là. Nous verrons demain. À présent causons.

– J’écoute, dit Milon.

– Tu n’as aucune donnée sur les oncles de tes deux orphelines ?

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Mais dame ! répondit Cent dix-sept, parce que ce n’est pas seulement l’or de la cassette qu’il faut retrouver.

– Et quoi donc encore ?

– La fortune volée par les oncles, et la rendre aux enfants.

– Ô maître ! murmura Milon, vous feriez cela !

– Je le ferai, dit froidement le major.

Milon joignit les mains.

– Ô mes pauvres enfants ! murmura-t-il, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux.

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