Le docteur était devenu verdâtre. Évidemment, il y avait en ce moment-là une lutte terrible dans le cœur de cet homme. La conscience bourrelée de remords écoutait sans doute la voix qui disait :
« L’heure du châtiment est venue, courbe ta tête et subis ton destin. »
L’orgueil et l’égoïsme humains répondaient :
« Oui, tu as commis un crime, mais ce crime est expié par ton repentir, ton travail, tes succès. Tu as vieilli avant le temps, tu as pâli dans cette lutte incessante livrée à la science à laquelle tu as arraché ses secrets un à un. Tu es un homme de talent, tu es presque un grand homme. Peux-tu renoncer à tout cela, et ton crime de jeunesse retombera-t-il donc toujours sur ta tête couverte de cheveux blancs ? »
La lutte fut longue, acharnée : puis la honte se mit de la partie, et une voix s’éleva dans l’âme du coupable qui lui dit :
« Non, un homme comme toi, si coupable qu’il ait été, ne peut porter sa tête sur l’échafaud ! Non, toi le maître en la science de guérir, tu ne peux avoir affaire à l’homme qui tue de par la loi !…
« À tout prix, il faut te soustraire à cette expiation suprême ! »
Et dès lors il s’opéra une réaction chez cet homme à demi foudroyé. Il releva sa tête pâle, regarda Cent dix-sept et lui dit :
– Monsieur, puisque vous n’êtes pas le juge d’instruction, ce n’est pas à vous que j’ai des explications à donner, n’est-ce pas ?
– Assurément non, répondit le faux agent de police.
– Alors, reprit le docteur, je suis prêt à vous suivre ; mais il est probable que je ne serai pas interrogé tout de suite ?
– Je ne le pense pas.
– Par conséquent, continua le docteur, je resterai provisoirement en prison ?
– Hélas ! dit Cent dix-sept, je ne dois pas vous le dissimuler, monsieur.
– Vous me permettrez donc d’écrire un mot à l’un de mes confrères pour lui dire que je m’absente et le prie de voir mes malades…
– Faites, dit sèchement le faux agent.
Le docteur Vincent s’assit devant son bureau et écrivit une lettre qu’il mit sous enveloppe ; puis, au moment de la fermer, il dit négligemment :
– Tiens ! l’enveloppe n’est pas gommée…
Et il ouvrit un tiroir et y prit un petit morceau de cire à cacheter noire qu’il approcha d’une bougie. Mais, au moment où la cire pétillait et commençait à fumer, Cent dix-sept, qui n’avait pas perdu de vue le docteur un seul instant, se jeta sur lui, le saisit par les épaules et le tira en arrière brusquement, de telle façon que le bâton de cire à cacheter tomba tout enflammé sur le bureau, en lui échappant des mains.
– Mon cher monsieur, dit froidement Cent dix-sept, un autre que moi vous eût laissé faire, et dans dix minutes vous eussiez été mort, car, en respirant deux bouffées de la fumée grise que voilà, vous seriez tombé foudroyé. Vous êtes plus malin qu’un autre, vous. C’est par les parfums que vous pratiquez l’empoisonnement !
La cire, qui venait de s’éteindre, répandait, en effet, une odeur pénétrante autour d’elle. Cent dix-sept était robuste ; il appela Milon qui poussa la porte d’un coup d’épaule, accourut et trouva son maître qui maintenait le docteur.
– Prends monsieur, lui dit-il, et allons-nous-en.
Milon s’empara du docteur, le chargea sur son épaule comme il eût fait d’un colis de messageries, et Cent dix-sept se hâta d’ouvrir la fenêtre pour qu’elle livre passage aux exhalaisons mortelles de la cire. Puis il prit des ciseaux sur le bureau du docteur, coupa un cordon de sonnette, et, comme Milon, traversant l’antichambre, se dirigeait vers la porte, il lui dit :
– Attends un peu et remets monsieur sur ses pieds.
Milon obéit. Alors Cent dix-sept lia les mains du docteur par-derrière le dos avec le cordon de sonnette.
– Je vous demande pardon d’en user ainsi, monsieur, lui dit-il ; mais comme vous avez voulu vous détruire tout à l’heure, et qu’on a grand besoin de vous, nous ne saurions prendre trop de précautions.
Le docteur baissa la tête, et Cent dix-sept vit une larme luire, puis rouler sur sa joue décharnée.
– Allons ! dit-il.
Et il descendit l’escalier entre ses deux gardiens. Noël avait fait arrêter une voiture devant la porte. C’était un de ces grands fiacres antiques à deux chevaux, comme il y en a encore huit ou dix sur le pavé de Paris, qui appartiennent à des loueurs et qui n’ont jamais voulu fusionner avec la Compagnie des Petites-Voitures. Le cocher avait une mauvaise mine. Quand il vit paraître le docteur les mains liées, Milon qui brandissait son énorme gourdin et Cent dix-sept qui s’était tout à fait donné la tournure d’un haut inspecteur de police, il prit un air insolent.
– Y a-t-il du pourboire, au moins ? dit-il.
Cent dix-sept posa le pied sur la roue, se haussa jusqu’au siège de l’automédon et lui dit à mi-voix :
– Il y a vingt francs à gagner si l’on est content de toi, et une promenade à la préfecture si tu veux faire le malin.
En même temps que la promesse des vingt francs alléchait le cocher, la menace de la préfecture le fit réfléchir sérieusement. Les maraudeurs, comme on les appelle, ont toujours quelque chose sur la conscience.
– C’est bon, monsieur, dit-il, on sera sage.
Cent dix-sept ouvrit la portière du fiacre et y fit entrer le docteur. Puis il installa Milon auprès de lui en lui disant :
– Veille bien à ce que monsieur ne se détache pas les mains.
Le fiacre avait des stores. Sur un signe de Cent dix-sept, Milon les baissa tous, de telle façon que le docteur ne pouvait voir le chemin qu’on allait lui faire prendre. D’ailleurs, on était en hiver, et il était nuit encore.
Cent dix-sept monta à côté du cocher.
– Où allons-nous ? demanda celui-ci. Là-bas, n’est-ce pas ? Ce mot là-bas, dans sa bouche, désignait la préfecture de police.
– Oui, dit Cent dix-sept, qui tenait à donner le change au cocher comme au docteur.
Le fiacre gagna le boulevard de Sébastopol et le pont qui le relie au Palais de justice. Au coin du quai des Orfèvres, Cent dix-sept fit arrêter le véhicule.
– Tu vas, dit-il au cocher, suivre le quai au pas jusqu’à la rue de la Sainte-Chapelle. Je vais chercher des ordres.
Le cocher obéit, tandis que Cent dix-sept sautait à terre et paraissait se diriger vers le Palais de justice. Pendant ce temps, le docteur, complètement anéanti, ne cherchait même pas à savoir pourquoi le fiacre s’était arrêté. Dix minutes après, Cent, dix-sept, qui s’était contenté de fumer une cigarette dans la rue de la Sainte-Chapelle, rejoignit le fiacre, ouvrit la portière et dit au docteur :
– Vous allez être interrogé tout de suite, monsieur. Le juge d’instruction a donné l’ordre qu’on vous conduisît chez lui.
Le docteur ne répondit pas. Cent dix-sept reprit sa place à côté du cocher, qui avait entendu ses dernières paroles et qui lui dit :
– Il a donc fait un mauvais coup, ce vieux-là ?…
– Oui, dit Cent dix-sept, son compte est bon.
– C’est-y pour un vol qu’on l’arrête ?
– Non.
– Pour un meurtre ?
– Non : pour la politique.
– Ah ! c’est différent, murmura le cocher. Et comme ça, nous allons chez le curieux ?
– Oui.
– Où loge-t-il ?
– Villa Saïd, répondit le faux agent de police.
– Il est en bon air, murmura le cocher en souriant.
Et il fouetta ses deux rosses. Une heure après, le fiacre entrait dans la villa Saïd, dont on venait d’ouvrir la grille. Cent dix-sept sonna aussitôt à la porte du petit hôtel du major Avatar. En même temps Milon délia les mains au docteur et le prit par le bras.
L’avenue de la villa était déserte encore ; le portier, après avoir ouvert la grille, s’était recouché et personne ne vit le docteur descendre de voiture.
– Vais-je attendre ? demanda le cocher.
– Non, lui répondit Cent dix-sept en lui donnant vingt francs. L’interrogatoire sera long : tu peux t’en aller.
Comme la portière du fiacre s’était ouverte juste en face de la porte du petit hôtel et que Milon, qui avait depuis une heure des lueurs d’intelligence, l’avait poussée brusquement, le docteur n’eut pas le temps de reconnaître le lieu où il était.
– En cage ! murmura Cent dix-sept.
Et il referma la porte sur eux, tandis que le fiacre s’en allait.