L’accablement de M. le docteur Vincent s’était un peu dissipé durant le trajet de la rue Serpente à la villa Saïd. Cependant il se croyait très sérieusement aux mains de la justice. Aussi son étonnement fut-il grand lorsque le major Avatar l’ayant fait entrer dans son petit salon qui se trouvait à droite du vestibule au rez-de-chaussée, ferma la porte, lui avança un siège et lui dit :
– Maintenant, docteur, causons.
– C’est donc vous qui devez m’interroger ? demanda le docteur.
– Oui.
– Qui donc êtes-vous ? fit-il avec stupeur.
– Un homme qui joue gros jeu, répondit le major.
Puis, attachant sur le docteur un regard calme et froid :
– Monsieur, lui dit-il, la justice est en ce monde la chose la plus sacrée après Dieu. Or, je viens de parodier la justice. Je ne suis ni agent de police, ni juge d’instruction, et cependant je vous ai arrêté et vous voilà en mon pouvoir.
Le docteur fut pris d’une subite indignation.
– Mais qui donc êtes-vous, misérable ? fit-il.
– Je suis un homme qui veut redresser des torts, venger des injures, punir de grands coupables, répondit le major Avatar avec un calme presque solennel.
Tout l’orgueil de l’homme reparut alors chez le docteur Vincent.
– Monsieur, dit-il, quand on se pose en réformateur et en justicier, on commence par ne point violer la loi ; on ne pénètre pas chez un homme, la nuit, avec un faux mandat : on n’usurpe point les fonctions d’un commissaire ou d’un inspecteur de police. Je n’ai rien à vous dire, rien à vous répondre ; ainsi donc, laissez-moi sortir.
Et le docteur Vincent fit un pas vers la porte. Mais le major tira de sa poche un revolver, se plaça devant la porte et regardant le docteur interdit :
– Monsieur, lui dit-il, aussi vrai que je me suis appelé jadis Rocambole, au bagne Cent dix-sept, et qu’à présent je me nomme le major Avatar, je vous jure que je vais vous tuer comme un chien, si vous ne m’écoutez et ne m’obéissez.
Ce mot de bagne fit faire un haut-le-corps au docteur.
– Vous avez été au bagne, vous ? fit-il.
– Oui, sous le numéro de Cent dix-sept.
– Et vous osez… misérable…
– Docteur, fit le major avec calme, il y a des gens qui vont au bagne pour avoir volé, d’autres pour avoir tué. Il y a des empoisonneurs…
Ce mot fit rentrer le docteur sous terre :
– Taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !
– C’est ce que je vais faire du moment que nous allons pouvoir nous entendre.
– Que voulez-vous donc ?
– Docteur, il faut me faire votre confession.
– Je ne dois de confession qu’à Dieu…
– Et la justice, docteur.
– Vous n’êtes ni l’un ni l’autre, vous !
– Non, dit le major Avatar. Vous avez raison. Je ne suis ni le juge qui condamne loyalement, ni la Providence qui frappe les grands coupables ; mais je suis peut-être l’instrument choisi par Dieu. Je vous l’ai dit, j’ai été au bagne. Je ne crains pas d’y retourner. Si je n’obtiens pas de vous ce que je veux je vous tuerai… là… dans dix minutes, ou dans une heure…
– Et que voulez-vous donc de moi ? est-ce de l’argent ? fit le docteur avec mépris.
Le major haussa les épaules :
– Si j’étais un voleur vulgaire, dit-il, je vous eusse dépouillé à domicile. D’abord, vous n’êtes pas riche, puisque vous donnez aux pauvres tout ce que vous gagnez.
– Mais que voulez-vous donc ?
– Causons d’abord sérieusement et à visage découvert, sans détours, sans faux-fuyants.
Le revolver du major, et la qualification d’ancien forçat qu’il s’était donnée, ne laissaient aucun doute au docteur sur la résolution dont il était capable. Il se trouvait tout entier à sa merci.
– Soit, monsieur, dit-il, je vous écoute.
– Docteur, reprit le major, vous avez tort de parler tout haut la nuit. Quand on a commis un grand crime, il ne faut pas se le répéter à soi-même, de minuit à six heures du matin.
– Ah ! fit le docteur, vous croyez donc que j’ai commis un crime, vous ?
– Je ne crois pas, j’en suis sûr. En eussé-je douté, quand je suis entré chez vous, j’aurais été bientôt convaincu, lorsque vous avez essayé de vous empoisonner.
Le docteur pâlit et se tut.
– Vous avez empoisonné, continua le major, une femme d’à peine trente ans, belle, riche…
– Monsieur !…
– Qu’on appelait la baronne Miller, ajouta le major Avatar.
– Vous savez son nom ?
– Je sais tout ; et cependant, fit le major avec un amer sourire, je n’appartiens pas à la rue de Jérusalem ; j’opère pour mon propre compte.
– Mais que voulez-vous donc de moi ? répéta le docteur pour la troisième fois.
– Vous allez le savoir.
Et Cent dix-sept, d’un geste impérieux, força le docteur à s’asseoir en face de lui. Puis il reprit :
– Vingt-quatre heures avant l’accomplissement de votre crime, vous ne connaissiez pas la baronne Miller, vous ne l’aviez jamais vue. Aucun motif de haine ne vous guidait ; vous n’avez pas hérité d’elle… Non, vous avez empoisonné cette malheureuse femme parce qu’on vous a donné dix mille francs…
Tous ces détails étaient si précis, si rigoureusement vrais, que le docteur cacha sa tête dans ses mains et murmura avec accablement :
– Livrez-moi donc à la justice, au lieu de me torturer !
– Pas encore, poursuivit le major. Un homme qui ose faire ce que je fais, qui se substitue à la Providence, qui usurpe les fonctions d’un agent de police, ne joue pas un jeu semblable pour ne frapper que l’instrument du crime. Comprenez-vous ? Il faut que vous me livriez votre complice, ou plutôt vos complices, car ils sont deux.
– Oh ! mais vous savez tout, vous ! dit le docteur avec un redoublement d’effroi.
– Écoutez-moi encore, reprit le major Avatar. On ne ressuscite pas les morts, et il y a bientôt dix ans que la malheureuse baronne Miller est descendue dans la tombe. La justice ignore votre crime, et Dieu peut-être est-il tenté de vous pardonner, car, depuis le crime, vous n’avez cessé d’élever vers lui les deux prières par excellence, celles qui finissent par le toucher : la charité et le travail.
« Mais vos complices, ceux qui ont spéculé sur votre jeunesse, votre ambition et votre misère, ceux-là qui ont fait du jeune homme pâli par ses veilles laborieuses, luttant contre l’obscurité et le besoin, l’instrument de leur cupidité, le meurtrier de leur sœur…
– Leur sœur ! exclama le docteur avec épouvante.
– Oui, dit le major, c’était leur sœur.
– Ô misérable que je suis ! murmura cet homme aux cheveux blanchis.
– Et leur sœur était mère, poursuivit le major, et vous avez, en la frappant, dépouillé deux pauvres petites filles qui sont à présent jetées sur le pavé de Paris sans ressource, sans protection, peut-être sans amis…
Le docteur regardait le major avec des yeux hagards. Celui-ci continua :
– Maintenant, choisissez : Ou j’appelle sur l’heure le premier agent de police qui passe et je vous livre, dussé-je me livrer moi-même, car j’ai de vieux comptes à démêler avec la justice, ou vous allez devenir mon esclave et m’aider à poursuivre les véritables assassins, ceux qui ont été la tête tandis que vous n’étiez que le bras ?
Le major n’eut pas le temps d’achever. Le docteur s’était mis à genoux.
– Ô mon Dieu ! disait-il, pardonnez-moi si je ne peux réparer mon crime et rendre une mère à ses enfants, du moins, à partir de ce jour, mon travail sera pour ces mêmes enfants…
Le major lui saisit le bras.
– C’est bien, dit-il, vous pleurez.
En effet, deux grosses larmes roulaient sur les joues du médecin.
– Votre repentir m’assure de votre concours, ajouta le major.
– Oh ! dit le docteur, je travaillerai jour et nuit… pour les orphelines.
– Il faut faire mieux que cela, docteur.
– Et quoi donc ? demanda cet homme dont le visage parut en ce moment s’illuminer.
– Il faut m’aider à leur rendre leur fortune ; cette fortune qu’on leur a volée…
Le docteur se redressa.
– Vous avez raison, dit-il, et je vous appartiens… maintenant, corps et âme. Que faut-il faire ?
– Je vous le dirai plus tard.
Alors le major posa son revolver, désormais inutile, sur la cheminée.
– Docteur, ajouta-t-il, il faut retourner à vos malades, aujourd’hui.
– Comment, fit le médecin stupéfait, vous allez me laisser libre ?
– Oui, dit le major, je crois à votre repentir et à votre sincérité ; je suis sûr que vous me servirez.
– Je vous le jure sur la tombe de ma victime, de cette malheureuse femme dont le fantôme fait mes nuits sans sommeil, murmura le docteur d’une voix sourde.
– Je vous crois, allez !
– Mais vous n’avez donc pas besoin de moi ?
– Pas aujourd’hui, mais demain.
– Ah !
– Je vous écrirai un mot, soit pour vous prier de venir ici, soit pour vous donner rendez-vous ailleurs.
Et le major appela Milon.
Milon était demeuré respectueusement dans l’antichambre.
– Va chercher une voiture pour monsieur, lui dit le maître.
– Comment ! fit Milon stupéfait… vous le… laissez partir…
– Va ! dit le major d’un ton impérieux. Milon obéit.
Dix minutes après, un homme qui avait vu l’heure de l’expiation arrivée et qui se résignait déjà à porter sa tête sur l’échafaud, sortait libre de la villa Saïd, libre et soulagé d’un poids immense. Alors le major dit à Milon :
– Maintenant il faut avoir le million des petites. Viens !…