XVIII

Les deux hommes qui venaient de suivre la voiture, on l’a deviné, n’étaient autres que Milon et Cent dix-sept. Ils avaient pris le pas de course, lorsque le docteur était parti avec le valet de chambre de M. de Morlux. Ils n’étaient pas à vingt pas, lorsque la voiture s’était engouffrée sous la porte cochère de l’hôtel, qui s’était refermée aussitôt.

– Eh bien ! maintenant que vous savez où il va, dit Milon à Cent dix-sept, allons-nous-en !

– Mais non, répondit Cent dix-sept, restons ici.

– Pourquoi faire ?

– J’attendrai qu’il ressorte. C’est une idée à moi.

– Ah !

– Et j’ai des pressentiments curieux. Décidément, je suis convaincu que nous avons encore bien des choses à apprendre avant le lever de l’aurore, comme disent les poètes, fit Cent dix-sept, en riant.

– Comme vous voudrez, répliqua le docile Milon.

Il s’écoula presque une heure pendant laquelle, abrités sous le porche de la maison voisine, ils n’échangèrent que quelques mots. Cependant Milon dit à Cent dix-sept :

– Puisque c’est lui qui a empoisonné Madame, il doit savoir le nom de ses filles.

– Oh ! naïf, dit Cent dix-sept, M. de La Palice n’eût pas mieux parlé, et cependant M. de La Palice et toi vous pourriez avoir tort.

– Comment cela ?

– Qui te dit que ces misérables, en s’adjoignant cet homme pour complice, ne se sont pas entourés de mille précautions, dont la plus élémentaire consistait à ne pas dire leur nom ?

– C’est vrai, fit Milon, touché de la justesse de l’observation. Puis il ajouta avec un soupir :

– Tout cela ne nous dit pas où sont les petites ?

– On ne peut pas tout chercher à la fois, mon bonhomme. Mais tu dois savoir où est le pensionnat.

– Il était à Auteuil ; mais, dans quelle rue, je ne m’en souviens pas.

– Auteuil n’est pas bien grand. On demandera.

– Mais, dit Milon avec un subit effroi, quand Madame a été morte, on n’aura plus payé la pension !

– Cela est certain.

– Et peut-être les aura-t-on renvoyées, les chères enfants ?…

– C’est encore fort possible.

– Mon Dieu ! si on les avait mises aux Enfants trouvés !… Mais non… c’est impossible… elles étaient si gentilles !… Les dames du pensionnat en auront eu pitié, c’est sûr… Dieu est bon pour les anges qu’il envoie sur la terre ! acheva le pauvre colosse en essuyant ses gros yeux ronds pleins de larmes.

– Pauvre vieux ! dit Cent dix-sept ; tu verras que quand je me mêle d’une chose, tout va bien. Nous les retrouverons, tes petites, nous les ferons riches et heureuses…

– Et nous les marierons à des princes, dit encore le naïf Milon.

Ce fut en ce moment que la porte cochère de l’hôtel de Morlux se rouvrit.

Milon et Cent dix-sept virent sortir le docteur. Le désordre de sa démarche et de ses vêtements, ses paroles entrecoupées frappèrent Cent dix-sept.

– Oh ! oh ! dit-il à Cent dix-sept, je crois bien que je ne m’étais pas trompé ; il y a du nouveau.

– Vous croyez, maître ?

– Écoute plutôt…

Le docteur s’était arrêté d’abord, il parlait tout haut et répétait : « C’est bien ! c’est bien ! » Cent dix-sept poussa Milon du coude et dit en montrant l’hôtel de Morlux :

– Et lui ne serait autre que l’un des frères de ta maîtresse, que cela ne m’étonnerait pas.

– Ce serait trop de chance ! dit Milon.

Et ils avaient suivi le docteur. Lorsque, après que ce dernier fut rentré dans la maison de la rue Serpente, Cent dix-sept frappa à son tour, il cria à travers la porte :

– C’est encore le Limousin ?

Noël, dit Cocorico, vint ouvrir.

– Comment ! maître, dit-il, c’est encore vous ! je ne m’attendais pas à vous revoir cette nuit.

– Tu peux bien dire ce matin, répondit Cent dix-sept.

– C’est vrai, quatre heures viennent de sonner, répondit Cocorico. Puis il ajouta en riant :

– Le docteur ne dormira guère cette nuit.

– Pourquoi donc ? fit Cent dix-sept.

– On est venu le chercher pour un malade, il rentre à l’instant.

– Eh bien ! il se rattrapera, dit Cent dix-sept.

– Oh ! non pas ! Quatre heures, c’est le moment où il se lève, ce toqué-là. Tenez, voyez-vous là-haut, au troisième, cette fenêtre qui s’éclaire, c’est celle de son cabinet de travail.

– Tout cela est parfait, fit Cent dix-sept.

Puis, s’adressant à Noël :

– Tu dois bien avoir un de ces gros gourdins dont nous nous servions autrefois, tu sais ?

– Est-ce que vous voulez assommer quelqu’un, maître ? demanda naïvement Cocorico.

– Non, répondit Cent dix-sept, c’est un simple effet de mise en scène que je veux obtenir. En as-tu un ?

– Oui.

– Va le chercher alors.

Et tandis que Noël, dit Cocorico, entrait dans sa loge, où sa bonne femme de mère dormait de tout son cœur, Cent dix-sept s’adressa à Milon :

– Boutonne ta redingote, dit-il, jusqu’en haut… Bien… Pose ton chapeau sur l’oreille… Parfait !…

Noël revint avec un gros bâton noueux.

– Prends-moi cela, dit encore Cent dix-sept. Maintenant tu es superbe.

– Oh ! le maître ! murmura Cocorico, il vous a toujours des rubriques !…

– Toi, commanda Cent dix-sept, prends la chandelle et éclaire-nous.

– Mais où allons-nous donc, maître ?

– Chez le docteur.

– Ah ! dit Milon, je commence à comprendre…

– Tu crois ? dit Cent dix-sept en riant.

– Parbleu ! S’il ne nous dit pas tout, je l’assomme.

– Ce bon Milon, murmura Cent dix-sept avec son accent railleur, il vous a vingt idées par jour à accumuler cent ans de galères en une semaine.

– Comment ! ça n’est pas là votre idée ?

– Tu es une brute, dit le maître. Viens et suis-moi.

Noël, qui avait deviné le projet de Cent dix-sept, montait déjà l’escalier.

– Rappelle-toi, ajouta Cent dix-sept, que tu ne dois pas dire un mot.

– C’est bien, répondit le colosse.

Arrivé au troisième, Noël, sur un signe du maître, sonna. On fut quelque temps à ouvrir. Puis un pas lourd se fit entendre à l’intérieur.

– Qui est là ? demanda la voix encore émue du docteur.

– Monsieur, dit Noël à travers la porte, excusez-moi, je suis le fils de la concierge.

– Que voulez-vous ? reprit le docteur sans ouvrir.

– C’est des messieurs qui veulent vous parler.

Le docteur répondit :

– Est-ce pour un malade ?

– Non, fit Noël après avoir consulté Cent dix-sept du regard.

– Alors, priez ces messieurs de revenir à huit heures. Je n’ouvre pas ma porte en pleine nuit.

Mais alors Cent dix-sept ouvrit la bouche, et, d’une voix brève et comme métallique :

– Au nom de la loi, dit-il, ouvrez !

Et se penchant à l’oreille de Milon :

– Je risque la correctionnelle, dit-il ; mais bast ! c’est pour toi.

Le docteur ouvrit aussitôt. Jamais porte ne reste close devant ce terrible sésame : « Au nom de la loi ! » à moins que ceux auxquels il s’adresse ne soient décidés aux plus grandes extrémités. Cent dix-sept était boutonné jusqu’au menton ; il s’était donné sur-le-champ l’attitude et la tournure d’un haut inspecteur de police.

– Mon ami, dit-il à Noël d’un ton d’autorité, allez me chercher une voiture.

Noël descendit. Alors Cent dix-sept entra dans l’appartement du docteur. Celui-ci était pâle comme un spectre, et ses genoux se heurtaient.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

– Vous êtes bien le docteur Vincent ?

– Oui.

Cent dix-sept dit à Milon, en lui désignant l’antichambre :

– Restez là, mon ami. Puis s’adressant au docteur :

– Passons dans votre cabinet, monsieur, dit-il.

Le docteur frissonnait ; il ouvrit la porte de son cabinet et passa le premier. Cent dix-sept ferma la porte.

– Monsieur, dit-il, je ne doute pas qu’un homme de votre considération et de votre mérite ne se disculpe facilement : mais, hélas ! je ne suis qu’un instrument passif, et je viens vous arrêter.

– M’arrêter ! s’écria le docteur.

– Oui, monsieur.

– Mais de quoi m’accuse-t-on ? fit-il en devenant livide, tandis que ses dents s’entrechoquaient.

– D’un empoisonnement commis il y a dix ans, répondit Cent dix-sept.

Le docteur jeta un cri.

– Sur la personne d’une jeune femme, la baronne Miller, ajouta le faux agent de police, de complicité avec M. le baron de Morlux et son frère…

Le docteur se sentit défaillir. En ce moment, Noël revint et dit :

– La voiture est en bas…

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