Milon regarda.
Mais ce vieillard ne lui rappelait rien.
– Tu ne le reconnais donc pas ? fit Cent dix-sept.
– Qui donc ? demanda le colosse.
– Eh bien ! le médecin…
– Le médecin ? Vous croyez que c’est le médecin qui a empoisonné Madame ?
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr…
– Oh bien ! dit Milon, ce n’est pas cet homme, dans tous les cas.
– Tu crois ?
– C’était un jeune homme ; et il n’y a que dix ans de cela…
– Ah ! ricana Cent dix-sept, tu crois donc que le remords ne vieillit pas ?
Milon tressaillit. Le visionnaire, qui s’était tu un moment, reprit :
– Dieu est comme vous inexorable, madame, et il a choisi pour me châtier le plus cruel des supplices. D’ordinaire, la justice humaine frappe la première.
« L’homme qui a tué est traîné devant la cour d’assises ; les hommes le condamnent, et le bourreau tranche sa tête ; mais est-ce un châtiment proportionné au forfait, cela ? Dieu ne l’a point pensé, puisqu’il a permis que j’aie une double vie…
« Le jour, je suis un grand médecin, je soigne les pauvres, je fais de nombreuses aumônes ; ma parole est écoutée par une jeunesse enthousiaste et laborieuse, je passe pour une des lumières de la science. Puis vient la nuit ; et alors une force invincible me pousse par les épaules jusque dans cette mansarde où j’étais autrefois un pauvre étudiant pâli par les veilles ; dans cette mansarde où l’or du crime est venu me séduire ; – et cette force mystérieuse me couche là, sur ce lit, haletant, sans voix, les cheveux hérissés, le front baigné de sueur. Je veux éteindre ma lampe, mais le souffle me manque… Et alors le mur s’entrouvre, et je vous vois apparaître, et jusqu’au matin, jusqu’à l’heure où le jour revient, vous êtes là devant moi, silencieuse et triste…
« Et si mes yeux se ferment un moment, si, vaincu par la fatigue de mes journées sans repos, je m’endors un moment, d’un sommeil fiévreux, une main me saisit rudement et me force à m’éveiller…
Et tout en parlant cet homme s’était levé et il s’était agenouillé devant cette image de sa victime que lui représentait son imagination troublée.
Tout à coup, il tourna la tête vers le mur, et la flamme sombre de son regard frappa le regard de Milon. Alors le colosse recula et dit à Cent dix-sept :
– Oh ! c’est son regard !…
– Le regard du jeune médecin ?
– Oui.
– C’est lui ! dit Cent dix-sept.
Puis il força Milon à quitter le poste d’observation où il l’avait d’abord placé.
– Écoute-moi bien, maintenant, dit-il tout bas, tandis que, moi aussi, je change de costume.
Il mouilla avec ses doigts le papier déchiré et le replaça sur la fente, grâce à un reste de colle adhérant au bois de la cloison.
– Parlez, maître, dit Milon.
– Quand j’étais un misérable, poursuivit Cent dix-sept, qui ralluma la chandelle et ouvrit une malle volumineuse que nous avons entrevue déjà chez le fripier de Toulon, quand je volais, pillais et assassinais, j’avais quelquefois des bonheurs insolents : je trouvais du premier coup la clé d’un mystère que d’autres avaient cherché pendant plusieurs années ; le hasard jetait souvent sur ma route des gens que jamais je n’aurais rencontrés autrement. Il paraît que ma chance continue, puisque je viens de trouver l’homme qui a empoisonné ta maîtresse.
– Mais, dit Milon, êtes-vous bien sûr que ce soit le médecin ?
– Ne viens-tu pas de l’entendre ?
– C’est juste, murmura Milon. Pardonnez-moi, je ne comprends jamais du premier coup.
– Seulement, reprit Cent dix-sept, une chose m’étonne un peu.
– Laquelle ?
– C’est qu’on soit venu chercher pour ta maîtresse un médecin qui n’avait alors ni malades, ni réputation, et qui se logeait dans une mansarde.
– Ah ! dit Milon, je me souviens à présent, et je vais vous expliquer…
– Voyons ?
– Le médecin de Mme la baronne était un homme déjà vieux et qui avait la réputation d’un savant et d’un bien brave homme. Il demeurait rue de Lille.
« Ce fut le soir, vers dix heures, que Madame se sentit malade. Elle me commanda d’aller chercher son docteur. Mais le docteur n’y était pas ; son domestique me dit qu’il ne rentrerait probablement que fort tard, parce qu’il pratiquait un accouchement. Je recommandai qu’on l’envoyât dès le point du jour.
« Le lendemain, à huit heures, il n’était pas encore arrivé ; je courus chez lui. Dans l’escalier je rencontrai un jeune homme qui me dit : « Vous venez chercher le docteur S… ? il n’est pas rentré… Mais je suis son confrère et son élève… et il m’a chargé de voir ses malades. » J’eus confiance en lui et je l’emmenai, continua Milon, et jamais je n’aurais pu supposer…
À ces mots le colosse cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
– Ah ! dit-il, c’est moi qui ai tué ma bonne maîtresse !
– Eh bien ! dit Cent dix-sept froidement, raison de plus pour la venger.
– Vous avez raison, dit Milon. Et il s’élança vers la porte.
– Que vas-tu faire ? demanda Cent dix-sept en l’arrêtant.
– Je vais enfoncer la porte de cet homme d’un coup de pied.
– Bon !
– Je le prendrai à la gorge et je l’étranglerai, ajouta Milon. Cent dix-sept haussa les épaules :
– Écoute donc, brute que tu es ! lui dit-il. Quand on tue un assassin, est-ce avec la tête ?
– Non, c’est avec le bras.
– Pourtant, quand il est condamné, c’est la tête qu’on lui coupe, n’est-ce pas ?
– C’est vrai, dit Milon. Eh bien ?
– C’est que si le bras a commis le crime, c’est la tête qui l’a résolu.
– C’est juste, maître.
– Ce médecin n’a été que le bras ; c’est la tête qu’il faut frapper.
– Oh ! vous avez raison, maître, murmura le bon Milon, c’est aux frères de Madame qu’il faut s’adresser.
– Et nous les retrouverons, dit Cent dix-sept, puisque déjà nous avons sous la main l’homme dont ils avaient fait leur instrument.
Tout en causant à voix basse, Cent dix-sept avait dépouillé le costume de maçon pour redevenir le major Avatar. Milon avait subi la même métamorphose. Il s’était incarné dans les vêtements qui devaient caractériser l’ancien valet de chambre d’un prince napolitain.
– Viens-tu ? dit Cent dix-sept quand ils furent prêts.
– Où allons-nous, maître ? demanda Milon.
– Nous retournons chez nous, dit Cent dix-sept, à la villa Saïd. Moi, je reviens du cercle : un Russe ne se couche jamais avant quatre heures du matin.
Comme il achevait, ils entendirent un bruit sourd.
– Oh ! oh ! dit Cent dix-sept, qu’est-ce que cela ?
– C’est le marteau de la porte d’entrée.
– Pourtant, Noël nous a dit que la maison était tranquille et que bien avant onze heures tous les locataires étaient rentrés.
– Maître, dit Milon, c’est peut-être un malade qui envoie chercher le médecin.
– Hé ! hé ! dit Cent dix-sept, tu n’es pas perspicace souvent, mais cette fois tu pourrais bien avoir raison.
Au bruit du coup de marteau un autre bruit venait de répondre – celui de la porte qu’on avait ouverte et qui se refermait. Cent dix-sept entrouvrit celle de sa mansarde et écouta. Des pas montaient l’escalier. Ces pas s’arrêtèrent au troisième étage, et on entendit le tintement d’une sonnette, puis un court colloque. Une voix disait :
– Le docteur y est-il ?
– Oui, répondit une autre voix, qui était celle d’une femme, mais il est couché.
– Faites-le lever sur-le-champ, on a besoin de lui.
– Où donc ?
– Rue de l’Université, chez le baron de Morlux qui s’est cassé la jambe en rentrant de son cercle. Le baron a des rhumatismes ; il marche quelquefois difficilement. Il a fait un faux pas dans l’escalier… On dit qu’il n’y a que le docteur qui la lui remettra sûrement, acheva la première voix.
– Attendez-moi un instant, dit la voix de femme.
Quelques instants après, Cent dix-sept entendit monter rapidement l’escalier.
C’était la bonne du docteur qui venait le chercher. Cent dix-sept poussa sa porte, tandis que la bonne frappait à celle de la mansarde. En même temps, il souffla de nouveau la chandelle et arracha le lambeau de papier, de façon à voir ce qui allait se passer.
– Monsieur ! disait la bonne tout en frappant. Le docteur bondit hors de son lit.
– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.
– Un malade a besoin de vous.
– J’y vais ; je descends…
Cent dix-sept put assister alors à une rapide métamorphose. Le visionnaire fit place au médecin, et le médecin redevint calme et froid. Il s’habilla, remit sa cravate blanche et cessa de divaguer. Le fantôme sans doute avait disparu.
– Dis donc, fit Cent dix-sept à l’oreille de Milon, j’ai envie de le suivre.
– Où donc ?
– Chez son malade, pardieu !… Viens.
Et il ouvrit sans bruit la porte de la mansarde.