M. le baron de Morlux, qui s’était cassé la jambe en sortant de son hôtel, n’était pas, comme on aurait pu le croire, ce jeune et brillant séducteur qui répondait au nom d’Agénor et à qui Antoinette avait écrit le soir même pour lui demander aide et protection. C’était le père de ce mauvais sujet.
M. le baron de Morlux était un homme de quarante-cinq ans qui avait été fort beau, très aimé des femmes, et fort redouté des hommes. Quelques belles pécheresses, qui approchaient maintenant de la quarantaine, se souvenaient de lui et se vantaient même d’avoir eu les faveurs de sa cravache. On rencontrait au cercle des Betteraves le vicomte de X… et le marquis de C… auxquels il avait fait, en duel, de notables déchirures. Un marchand de chevaux célèbre vous montrait, au besoin, un pur-sang indomptable qu’un seul homme avait pu monter, et cet homme, on le devine, c’était le baron de Morlux.
Veuf de bonne heure, n’ayant qu’un fils, riche de près de deux cent mille livres de rente, M. de Morlux avait mené la vie à grandes guides. Mais cette existence de viveur a ses châtiments. Le baron était vieux avant l’heure ; il avait les cheveux presque blancs, et il était souvent perclus une partie de l’hiver.
Ce soir-là, il faisait très froid, et M. de Morlux avait fait une chute si malheureuse qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité de se relever. Heureusement, on l’avait entendu et on était accouru à son secours. Son coupé était à la porte et on avait pu le transporter chez lui sur-le-champ car, à cette heure avancée de la nuit, le faubourg Saint-Germain est veuf de toute voiture de place, et malheur à qui n’a pas d’équipage. Le baron criait, tant la douleur qu’il éprouvait était violente. À peine transporté chez lui, il demanda un chirurgien.
Un de ses amis, qui l’avait accompagné, lui dit :
– Mon cher, il y a un médecin rue Serpente, le docteur Vincent, qui est d’une habileté merveilleuse.
Le baron souffrait si cruellement, qu’il n’entendit même pas le nom du docteur.
Sur un signe de l’ami, le valet de chambre était sorti et avait couru à la rue Serpente. Trois quarts d’heure après, le médecin arrivait. Cet homme qui, tout à l’heure, se tordait sur le lit de fer d’une mansarde, en proie à un sombre délire et adressant la parole à un fantôme éclos dans son imagination troublée, avait retrouvé, en touchant le pavé de la rue, le sentiment de la vie réelle.
La tête haute, l’œil calme et froid, la démarche assurée, cet homme entra dans l’hôtel, sa trousse sous le bras, tout prêt à couper une jambe, s’il le fallait. Il fut reçu par l’ami du baron et, avant de pénétrer dans la chambre où le malade continuait à se plaindre, il demanda quelques détails sur la manière dont avait eu lieu l’accident.
– Maintenant, monsieur, dit-il à l’ami, je vais vous prier de me laisser entrer seul auprès du blessé. Je n’ai le coup d’œil sûr qu’à la condition de n’avoir personne autour de moi.
– Faites, docteur, répondit l’ami.
Et il s’effaça pour le laisser passer.
Le docteur entra, alla droit au lit, ne prit pas même la peine d’examiner le visage du malade, et soulevant les couvertures du lit, il mit la jambe cassée à découvert ; puis il se prit à la palper avec cette brutalité habituelle aux chirurgiens qui sont devenus des autorités scientifiques.
– C’est une simple fracture, dit-il.
Il appela les domestiques à son aide. L’opération dura un quart d’heure. Le docteur avait ordonné qu’on lui tînt le malade. Puis, sans pitié, sans prendre garde aux cris qu’il poussait, il se mit à le panser. Tant qu’il fut dans son rôle de chirurgien, le docteur ne vit et n’entendit rien. Quand ce fut fait, lorsque la jambe eut été fortement serrée par les bandes qu’il avait apportées avec lui, alors seulement il regarda le patient.
Certes, M. de Morlux était, comme le docteur, vieux avant l’âge, et il eût été difficile de reconnaître en lui le brillant cavalier d’il y avait douze ou quinze ans… Et cependant, le docteur tressaillit en le regardant et lui dit brusquement :
– Il me semble que je vous ai déjà vu.
M. de Morlux regarda cet homme et répondit :
– Je ne crois pas.
Mais en parlant ainsi, les regards de ces deux hommes se rencontrèrent et tous deux subirent comme un choc électrique. Alors le docteur se redressa et fit un signe impératif aux deux valets qui l’avaient aidé à opérer le pansement. Quant à l’ami, il était parti. Les valets sortirent, et le docteur se trouva seul avec M. de Morlux.
– Oui, reprit-il, je vous ai déjà vu.
Et il laissa peser sur lui le regard froid du médecin qui interroge l’état de son malade.
– Moi ! dit M. de Morlux, qui était devenu fort pâle ; je crois que vous vous trompez…
– Ah ! fit le docteur avec amertume, c’est que mes cheveux ont blanchi.
– Où puis-je vous avoir connu ? demanda encore M. de Morlux, dont la voix était devenue tremblante.
– Oui, dit le docteur, plus je vous regarde et plus je suis convaincu. Où vous m’avez connu ? Je vais vous le dire.
« Vous êtes venu chez moi…
– Je ne crois pas, répéta M. de Morlux, devenu livide.
– Rue Serpente, au sixième étage, dans une chambre d’étudiant en médecine.
– Monsieur !
– J’étais pauvre entre tous les pauvres, reprit le docteur. Je travaillais nuit et jour pour devenir savant en l’art de guérir, et vous avez posé sur ma table un sac plein d’or en me demandant l’art de tuer.
M. de Morlux étouffa un cri. Mais l’impitoyable docteur poursuivit :
– Vous vouliez savoir s’il était un poison qui ne laissât aucune trace.
– Au nom du Ciel, taisez-vous ! s’écria M. de Morlux, qui se dressa sur son séant, en jetant un cri que la douleur lui arracha.
– Ah ! dit le docteur, vous voyez bien que c’est vous ! Oui, vous, qui êtes venu, sous un faux nom, enveloppé d’ombre et de mystère, tenter ma jeunesse et ma pauvreté, démon !
Et le docteur dardait sur son malade un regard flamboyant. Puis, promenant ce regard autour de lui et sur toutes les somptuosités de cette demeure :
– Mais Dieu ne vous a donc pas puni, vous ? dit-il.
– Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écria M. de Morlux éperdu.
– Et c’est donc le bras qui frappe et non la tête qui ordonne, qui est voué au châtiment ? continua le docteur.
« Vous êtes riche, vous êtes heureux… vous portez un nom et un titre, assassin !…
– Mais, misérable ! hurla le baron, tu veux donc nous perdre tous deux ?
Le docteur ne l’entendit pas et continua :
– Votre vie n’est donc pas un enfer comme la mienne ? Les pauvres qui me bénissent, remords ! les élèves qui me saluent du nom glorieux de maître, remords ! la gloire qui est venue entourer mon nom, remords ! Tout est remords et châtiment pour moi !…
M. de Morlux, les yeux hagards, les cheveux hérissés, regardait cet homme avec épouvante. Le docteur poursuivit :
– Et quand ma journée est finie, quand, brisé de fatigue, je cherche le sommeil, un fantôme vient s’asseoir, tantôt à mon chevet, tantôt sur le pied de mon lit, pour ne disparaître qu’avec les premiers rayons du jour.
« C’est une femme encore jeune, encore belle, notre victime…
– Taisez-vous ! taisez-vous ! répéta le baron affolé.
– Une femme vêtue de noir, continua le docteur, pâle et triste, et dont le regard semble me dire : « Il n’y aura jamais de pardon pour toi ! »
« Et vous n’avez ni remords, ni châtiment, vous !
« Et vous viviez heureux ? Le Ciel vous avait donc oublié au milieu des joies de ce monde ? Dieu ne vous a donc pas encore frappé ?
Le docteur s’arrêta comme épuisé. Puis il jeta un regard suprême sur le baron :
– Adieu, monsieur, dit-il, repentez-vous !
Et il s’en alla brusquement, et les domestiques en le voyant sortir pâle et bouleversé crurent qu’il était fou. Il traversa la cour d’un pas précipité, sans songer à remonter dans la voiture qui attendait sous la marquise, prête à le reconduire, et il ne s’arrêta que dans la rue.
– C’est lui ! lui !… murmura-t-il.
Et dès lors, il s’en alla en chancelant, en trébuchant à chaque pas, parlant tout haut et prononçant des phrases incohérentes, au milieu desquelles on aurait pu remarquer celle-ci : « Quel châtiment Dieu réserve-t-il à cet homme, puisqu’il m’a frappé seul jusqu’à ce jour ? »
Le docteur était si troublé en sortant de l’hôtel de Morlux qu’il ne fit aucune attention à deux hommes immobiles sous le porche de la maison voisine. Il passa près d’eux sans les voir. Alors les deux hommes se mirent en marche et le suivirent. Le docteur regagna à pied son domicile ; il frappa trois fois, selon sa coutume. La porte s’ouvrit et se referma sur lui. Les deux hommes attendirent un moment, parurent se concerter, puis ils frappèrent à leur tour.