Lorsque Baccarat rentra chez elle, elle fut alors étonnée d’apprendre que la belle Russe était entrée accompagnée par un homme jeune et de bonne mine. Vasilika avait conduit cet homme à son appartement et s’y était enfermée avec lui. Le major Avatar accompagnait Baccarat. Tous deux se regardèrent.
– Voilà qui est étrange ! murmura Baccarat. Cette femme a un aplomb infernal. Que veut-elle faire d’Yvan ?
– Voilà ce que j’ignore, répondit Rocambole, et voilà pourtant ce qu’il faut savoir à tout prix.
L’homme jeune et de bonne mine ne pouvait être qu’Yvan. Cela ne fit pas l’ombre d’un doute pour Baccarat et pour Rocambole. Mais en eussent-ils douté un moment que le valet de chambre de la comtesse les eût raffermis dans cette croyance. En effet, le valet de chambre qui était, du reste, un insignifiant comparse, et que la comtesse Vasilika n’avait certainement pas mis dans ses confidences, se présenta chez Baccarat et lui dit :
– Madame la comtesse fait demander à madame si elle voudrait être assez bonne pour monter chez elle.
Baccarat fit un signe affirmatif et le valet sortit. Alors elle se tourna vers Rocambole, qui l’avait suivie jusque dans son boudoir :
– Vous n’avez jamais vu Yvan Potenieff ? dit-elle.
– Jamais.
– Ni moi, dit Baccarat ; et bien que j’aie passé plusieurs hivers à Saint-Pétersbourg, je ne l’ai jamais rencontré.
La comtesse Artoff poussa alors dans le fond du boudoir une porte qui ouvrait sur un escalier dérobé.
– Écoutez, lui dit-elle, tout le monde croit au major Avatar, excepté Vasilika. Elle ne s’y est pas trompée une minute, et pour elle, vous êtes bien Rocambole. Il ne faut donc pas qu’elle vous revoie ici. Cependant, je tiens absolument à ce que vous assistiez à l’entretien qu’elle me fait demander.
– Comment faire alors ?
– Vous voyez cet escalier ?
– Oui.
– Vous allez le gravir jusqu’au premier étage. Là, vous trouverez un corridor au bout duquel est une porte. Cette porte donne sur un cabinet de toilette qui dépendait de l’appartement du comte Artoff. Cet appartement est occupé par la comtesse. La porte de communication entre l’appartement et le cabinet de toilette a été condamnée et masquée par une tenture semblable à celle qui recouvre les murs de la chambre à coucher. Montez sans bruit, installez-vous dans le cabinet de toilette et collez votre oreille à la porte. Vous ne verrez pas, mais vous entendrez… Rocambole obéit et disparut par le petit escalier, tandis que Baccarat montait par le grand, chez la comtesse Vasilika. Elle trouva la belle Russe au coin de la cheminée de la chambre, assise vis-à-vis d’un homme jeune, élégamment vêtu et qui paraissait radieux.
– Chère comtesse, dit Vasilika en lui tendant la main, voulez-vous me permettre de vous présenter mon cousin, M. Yvan Potenieff ?
Baccarat salua le jeune homme, qui lui fit une révérence assez gauche. Il était habillé comme un gentleman, mais il avait quelque chose de raide et de composé dans sa tournure qui choqua les instincts aristocratiques de la comtesse Artoff.
– Ma belle amie, reprit Vasilika, je viens de faire ma paix avec mon cousin. Je l’ai arraché à cette maison de fous dans laquelle il avait été conduit par suite d’une mystification de mauvais goût qui est l’œuvre du prince Maropoulof et d’un de ses amis, le comte Kouroff, qui me poursuit de son amour.
– Ah ! vraiment ? fit Baccarat avec une parfaite indifférence.
Vasilika reprit :
– Il paraît que Madeleine existe réellement.
– En vérité !
– Par conséquent, si elle existe, mon cousin n’est pas fou.
– C’est logique.
– Je vous demande donc l’hospitalité pour lui jusqu’à ce que nous ayons retrouvé Madeleine.
Le faux Yvan Potenieff salua de nouveau.
– Comtesse, poursuivit Vasilika, convenez que je suis une femme d’abnégation.
– Comment cela ?
– J’aimais mon cousin… nous étions fiancés… et je consens à renoncer à lui.
– Chère Vasilika, murmura le faux Yvan. Ah ! si vous saviez…
– Oui, dit-elle en souriant, je sais que vous aimez Madeleine. Vous me l’avez répété deux mille fois depuis ce matin.
Et Vasilika poussa un soupir et murmura :
– Allons ! j’épouserai le comte Kouroff.
Baccarat, silencieuse, se disait :
– Cet homme est plutôt laid que beau : de plus, il a l’air commun… Si c’est Yvan Potenieff, comment a-t-il pu inspirer une semblable passion ?
Puis elle regarda Vasilika en souriant, et lui dit :
– M. Yvan Potenieff est ici chez lui, chère belle, comme vous y êtes chez vous. À propos, vous savez que mon mari arrive demain ?
– Le comte Artoff ?
– Peut-être même ce soir.
– Ah ! fort bien, dit Vasilika, qui, malgré elle, laissa percer sur sa physionomie une vague inquiétude.
Cette inquiétude n’échappa point à Baccarat, qui pensa que peut-être le comte Artoff connaissait Yvan Potenieff. Elle échangea quelques mots encore avec le faux Yvan et Vasilika, puis elle se retira en leur disant :
– Je vous laisse à vos épanchements de famille. Comtesse, vous descendrez dîner, n’est-ce pas ?
– Mais sans doute.
– Et M. Potenieff aussi ?
Le faux Yvan salua avec la même gaucherie. Baccarat descendit au rez-de-chaussée de l’hôtel où se trouvait son appartement ; mais ce fut pour gagner le petit escalier qu’avait suivi Rocambole et rejoindre celui-ci. Rocambole se retourna au frou-frou de la robe de Baccarat, posa un doigt sur ses lèvres et lui dit tout bas.
– Écoutez !
En même temps il l’attira vers la porte condamnée, à travers laquelle on entendait distinctement la voix de Vasilika et celle de son prétendu cousin. Tous deux parlaient russe. Mais Baccarat comprenait le russe aussi bien que Rocambole. N’y avait-il pas douze ans qu’elle s’appelait la comtesse Artoff ?
– Madame, lui dit Rocambole à l’oreille, avez-vous lu une lettre de Madeleine à sa sœur, qui se trouvait dans le dossier que je vous ai remis ?
« Dans cette lettre, Madeleine disait qu’elle avait entendu son cher Yvan dire qu’il ne l’aimait plus et se résignait à épouser sa cousine.
– C’est vrai.
– Or, savez-vous qui elle avait entendu ? Un homme qui avait exactement la même voix que M. Yvan Potenieff, un domestique gagné par le père d’Yvan, pour jouer cette abominable comédie.
– C’est l’homme qui l’a outragée à l’auberge du Sava ? demanda Baccarat qui savait maintenant par cœur l’histoire de Madeleine.
– C’est l’homme que vous avez vu tout à l’heure, répondit Rocambole, et qui s’apprête à jouer une seconde fois le rôle d’Yvan.
– Il ne le jouera pas longtemps, dit Baccarat avec un sourire qui donna le frisson à Rocambole.
Le faux Yvan Potenieff se tira assez bien de son emploi de gentilhomme russe pendant le dîner. Vasilika était calme et souriante. La comtesse Artoff paraissait prendre le faux Yvan très au sérieux.
– Monsieur Potenieff, lui dit-elle, quand on eut servi le café, votre cousine est une belle paresseuse qui aime à fumer ses cigarettes dans son fauteuil. Moi, au contraire, j’aime à marcher. Voulez-vous me donner le bras, nous allons faire un tour au jardin.
– Allez, comtesse, dit Vasilika en allumant sa cigarette.
La comtesse Artoff jeta un burnous de cachemire sur ses épaules et prit le bras du faux Yvan. La nuit était tiède, et la lune brillait au ciel. Baccarat emmena son cavalier sous les grands arbres du jardin ; puis elle l’entraîna dans une petite allée bien touffue et bien sombre, au bout de laquelle se trouvait un pavillon dont, l’été, elle faisait un cabinet de travail.
– Voulez-vous voir mes livres ? dit-elle.
– Volontiers, répondit-il.
On voyait de la lumière dans le pavillon.
– Qui donc est là ? demanda le faux Yvan.
– Sans doute ma femme de chambre, répondit la comtesse Artoff.
En même temps, elle poussa la porte et fit entrer son cavalier. Le faux Yvan fit trois pas en avant, puis il s’arrêta brusquement. Il se trouvait face à face avec deux grands laquais, armés chacun de ce terrible fouet que les Russes appellent le knout.