Les deux hommes que le faux Yvan avait devant lui étaient de solides gaillards taillés comme des lutteurs antiques. En outre, ils avaient ce visage impassible de gens qui obéiront quand même aux ordres qu’ils ont reçus, et qui ne se laisseront pas attendrir. Le faux Yvan était entré devant la comtesse. Celle-ci ferma la porte. Alors elle regarda le prétendu cousin de Vasilika et lui dit :
– Esclave, puisque tu es russe, tu dois savoir le châtiment qu’on réserve à ceux qui ont usurpé un nom et un titre auxquels ils n’avaient aucun droit.
– Madame… balbutia le faux Yvan… je ne vous comprends pas…
– Comment te nomme-t-on ?
– Yvan Potenieff.
– Tu mens.
– Madame…
– Tu es un moujik appelé Pierre.
Pierre le moujik, car c’était lui, se prit à pâlir et à trembler.
– Esclave, reprit Baccarat, tu vas être châtié.
En même temps elle fit un signe. Les deux hommes se précipitèrent sur lui et le terrassèrent.
– Au secours ! hurla Pierre.
– Si cet homme crie trop fort, dit la comtesse Artoff, tuez-le.
Pierre le moujik tomba à genoux.
– Madame… madame… dit-il, ayez pitié…
Baccarat ne répondit pas.
– Je vous dirai tout…
– Quoi, tout ? fit-elle.
– Oui, pourquoi j’ai dit que je m’appelais Yvan Potenieff.
Baccarat ne lui ordonna point de parler, et les deux valets lui arrachèrent son habit d’abord. Pierre dit encore :
– C’est la comtesse Vasilika qui l’a voulu.
– Ah ! fit Baccarat avec indifférence.
– Depuis huit jours que je suis à Paris, continua le moujik, on m’a enfermé ; on me donne des leçons de maintien, on m’apprend à devenir un parfait gentleman, tout cela pour jouer le rôle de M. Yvan.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai la même voix que lui.
Après l’habit, les valets lui avaient ôté sa chemise. Cependant ils ne frappaient pas encore et attendaient que Baccarat fît un signe. Mais Baccarat ne se pressait point.
– Sais-tu où est Yvan ? dit-elle.
– Yvan ?
– Oui, M. Potenieff ?
– Je ne sais pas, répondit le moujik.
– Prends garde ! Si tu le sais, tu feras bien de me le dire.
– Je ne sais pas, répéta-t-il. La comtesse Vasilika ne me confie pas ses secrets.
– Tant pis pour toi, répondit Baccarat, car une pareille révélation pourrait seule te sauver du châtiment que je t’ai réservé.
Et Baccarat rouvrit la porte et dit à ses gens :
– Cinquante coups de knout ; allez !
Elle s’en alla et reprit sa route à travers le jardin d’un pas égal et calme. Un homme l’attendait caché dans un massif, à mi-chemin du pavillon et de l’hôtel. Cet homme c’était Rocambole.
– Eh bien ? lui dit-elle.
– Rien encore.
– Vous n’avez rien appris ?
– Une seule chose, c’est qu’on a vu la voiture de M. de Morlux sortir de la rue Cassette.
– C’est beaucoup déjà.
– L’homme de qui je tiens ces renseignements et qui n’est autre que le prétendu chiffonnier de la nuit dernière, a suivi la voiture jusqu’au carrefour de la Croix-Rouge. Malheureusement, il était en voiture lui-même. Un encombrement comme il y en a souvent dans ce quartier, ne lui a pas permis de suivre plus longtemps la calèche de M. Morlux.
– Qui donc s’y trouvait ?
– M. de Morlux et la comtesse étaient assis l’un vis-à-vis de l’autre.
– Et Yvan ?
– Il était auprès de Vasilika. Quand l’encombrement a cessé, la calèche avait disparu depuis longtemps. Noël n’en a pas moins – à pied cette fois – battu tout le quartier, fureté partout, demandé à droite et à gauche. Il est resté dans le faubourg Saint-Germain près de deux heures. Comme il s’en allait, et prenait la rue du Vieux-Colombier, la calèche a reparu. Elle sortait de la rue Cassette et s’est éloignée au grand trot.
– Ah !
– Mais Yvan n’y était plus ; Noël a eu le temps de le constater.
– Il faudra fouiller la rue Cassette demain, dit Baccarat. Rocambole tressaillit et entendit des cris sourds qui partaient du pavillon.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.
– C’est le knout qui fait son office, répondit-elle.
– N’avez-vous plus rien à m’ordonner ?
– Non, pour ce soir, du moins… Ah ! s’interrompit Baccarat, avez-vous vu la petite dame en question ?
– Elle m’attend à six heures, répondit Rocambole.
Et il s’en alla. Non point en regagnant l’hôtel, mais en se dirigeant au contraire, vers l’extrémité du jardin. Il y avait en cet endroit une petite porte qui donnait sur une ruelle dont Baccarat lui avait remis la clé. Cette dernière rentra dans la salle à manger. La belle Russe s’y trouvait toujours. Nonchalamment couchée sur une chaise longue auprès de sa table, entourée d’un brouillard produit par la fumée de sa cigarette, rêveuse, les lèvres entrouvertes, Vasilika résumait en apparence, dans cette attitude, le type d’une femme d’Orient qui n’a aucune préoccupation dans l’esprit, aucun orage dans le cœur. Elle leva à peine la tête en voyant entrer Baccarat. Celle-ci jeta son burnous sur un meuble et dit :
– L’air du soir est trop frais pour moi.
– Où est Yvan ? demanda Vasilika.
– Il fume dans le jardin.
Cette réponse satisfait la belle Russe, qui roulait en ce moment une nouvelle cigarette. Baccarat vint s’asseoir auprès d’elle.
– Comtesse, lui dit-elle, vraiment, vous aimez votre cousin ?
– À en mourir.
– Et vous renoncerez à lui ?
– Il le faut bien, puisqu’il ne m’aime pas.
Et Vasilika soupira.
– Pauvre Yvan, ajouta-t-elle, il aime éperdument cette petite institutrice.
Baccarat eut un sourire :
– Vraiment, fit-elle, M. Yvan Potenieff inspire de semblables passions ?
– Vous ne le trouvez donc pas beau ?
– Peuh ! fit Baccarat.
– Et puis, il est brave… dit Vasilika fronçant le sourcil.
Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur le jardin. L’une d’elles était ouverte. Tout à coup Vasilika, qui était retombée dans son silence, dit vivement :
– Qu’est-ce que ce bruit ?
– Entendez-vous quelque chose ? dit Baccarat avec calme.
– Oui… il me semble qu’on crie…
– Où donc ?
– Là-bas… dans le jardin…
– Bah !
– On crie… on hurle… on appelle au secours…
– C’est possible, chère belle.
– Comment, dit Vasilika émue, cela ne vous trouble pas davantage ?
– Non, car je sais ce que c’est…
Vasilika se leva. Une sorte de pressentiment l’assaillit.
– Qu’est-ce donc ? dit-elle.
– Deux de mes valets qui bâtonnent un homme qui m’a manqué de respect.
– Un homme qui…
– Un homme, continua Baccarat, qui a osé se moquer de moi.
– De vous ?
– En empruntant le nom d’un gentilhomme russe, alors qu’il n’est qu’un vil esclave.
Vasilika recula et jeta un cri.
– Cet homme, dit froidement la comtesse Artoff, se nomme Pierre le moujik et il a eu l’audace de s’asseoir à ma table, en se disant votre cousin, chère belle.
Vasilika jeta un cri et fit un bond en arrière. Le tigre épiant sa proie, le jaguar prêt à bondir, le reptile monstrueux fascinant sa victime, le basilic, n’ont pas un regard plus terrible que celui dont Vasilika enveloppa la comtesse Artoff.
– Ah ! s’écria-t-elle ivre de fureur, vous vous placez sur mon chemin et vous voulez vous mêler de mes affaires… À nous deux donc !
Elle avait un poignard dans son corsage. Ce poignard se trouva subitement dans sa main, et le brandissant, Vasilika, la femme élégante redevenue sauvage, bondit sur la comtesse Artoff pour le lui enfoncer dans le cœur.