Vasilika était la vraie femme du Nord, l’héritière directe de ces Cosaques farouches qui, venus des bords du Don, prirent au Moyen Âge possession des rives de la Neva et se substituèrent peu à peu aux anciens Moscovites. Comme tous les Russes, elle avait le sourire aimable, le ton caressant et courtois qui annoncent l’extrême civilisation. Mais si on grattait cette surface policée, on retrouvait la nature indomptable et sauvage. La passion venait de transformer Vasilika d’une façon si complète qu’un ouragan défigure et désole en quelques heures une plaine fertile et bien cultivée. La femme aux manières exquises, au doux langage, la grande dame qui faisait l’admiration et l’orgueil des salons de Pétersbourg, venait de disparaître. La comtesse Artoff ne vit plus devant elle qu’une femme aux yeux sauvages, à la voix rauque, bondissant comme une bête fauve prise au piège. Si le coup de poignard qu’elle lui porta avait été dirigé par une main moins agitée, Baccarat était morte. Mais la comtesse Artoff avait eu le temps de se jeter de côté et elle eut simplement l’épaule effleurée. En même temps, Vasilika, entraînée par son élan, ne s’arrêta qu’à l’autre bout de la salle. Mais Baccarat avait eu le temps de mettre la table entre elles deux. Et Baccarat attendit.
– Ah ! tu te mêles de mes affaires, dit Vasilika dont la voix avait des trépidations sourdes, ah ! tu veux savoir ce que j’ai fait d’Yvan… tiens !
Et de nouveau elle se rua sur elle, le poignard à la main. Mais Baccarat avait eu le temps de se remettre de l’émotion que lui avait causée cette brusque agression. Baccarat se souvenait de sa jeunesse, et le poignard de Vasilika ne l’effrayait point. Comme la Russe bondissait une seconde fois sur elle, elle se baissa, la saisit par la taille, l’étreignit de ses bras robustes et serra si fort que Vasilika, à demi étouffée, n’eut pas le temps de frapper et laissa échapper son poignard. Alors ce fut l’affaire d’une seconde. Vasilika fut terrassée. La comtesse Artoff lui mit un genou victorieux sur la poitrine en lui disant :
– Mais vous ne savez donc pas, chère belle, que je me suis appelée la Baccarat ?
En même temps elle ramassa le poignard et ajouta :
– Maintenant c’est moi qui vais vous dicter mes conditions.
Et Vasilika, ivre de fureur, mais réduite à l’impuissance, vit briller la lame meurtrière au-dessus de sa tête.
– Madame, dit froidement Baccarat, aussi vrai que vous êtes là, tout à fait en mon pouvoir, je vous jure que je vais vous tuer si vous ne m’obéissez pas.
Vasilika fit un geste et balbutia quelques mots, qui voulurent dire :
– Je suis vaincue, je subirai les lois de la guerre.
Alors Baccarat se releva. Elle avait le poignard et ne craignait plus rien maintenant, car elle avait une vigueur physique bien supérieure à celle de Vasilika. Cette dernière se releva à son tour. Pâle, muette, terrassée moralement, comme elle venait de l’être physiquement, elle n’en avait pas moins un éclair de rage froide dans les yeux.
– Madame, lui dit la comtesse, c’est un vrai miracle que, dans cette lutte indigne de deux femmes comme nous, la table n’ait pas été renversée. Le fracas de la vaisselle brisée aurait amené mes gens, et c’eût été un vrai scandale.
Vasilika la regardait avec une fureur concentrée et ne répondit pas.
– Madame, continua la comtesse Artoff, ce qui vient de se passer entre nous, nul ne l’a vu, nul ne le saura. Je suis même prête à l’oublier, si nous pouvons nous entendre.
Vasilika s’était assise ; elle avait repris sa pose calme et nonchalante, et la femme sauvage avait disparu pour laisser revenir la grande dame aux manières et aux habitudes aristocratiques. Son visage avait retrouvé son expression dédaigneuse et froide.
– Nous entendre ? fit-elle.
Et sa voix eut un timbre railleur.
– Oui, dit Baccarat.
– Mais sur quoi donc, madame ?
Les hurlements de douleur du moujik Pierre continuaient à venir mourir à l’oreille de Vasilika.
– Sur quoi ? fit Baccarat ; vous me le demandez ?
– Oui, certes.
– Au fait, dit la comtesse Artoff, je vous demande pardon, c’est moi qui dois parler la première.
– Voyons ! je vous écoute…
Baccarat s’assit à son tour et se mit à jouer avec le poignard de Vasilika, comme elle eût fait avec le manche de nacre d’un éventail. Celui qui les eût vues ainsi, tête à tête, n’aurait jamais soupçonné que tout à l’heure ces deux femmes avaient engagé une lutte sauvage.
– Madame, reprit Baccarat, vous êtes venue à Paris sous l’empire d’un sentiment cruel et terrible, la vengeance.
– C’est vrai.
– Vous avez aimé Yvan Potenieff.
– Peut-être…
– Vous le haïssez mortellement aujourd’hui.
– C’est possible.
– Et vous l’avez fait disparaître.
– Que vous importe ?
– Madame, reprit Baccarat, vous êtes en mon pouvoir et je dois vous dire que je tiens tous mes serments. Or je vous ai juré que je vous tuerai si vous ne me disiez où est Yvan Potenieff.
Le sourire n’abandonna point les lèvres de Vasilika.
– Chère comtesse, répondit-elle, puisque vous m’interrogez, me donnerez-vous le même droit ?
– Parlez, madame.
– Je hais Yvan parce que je l’ai aimé ; je me venge parce qu’il a froissé mon orgueil.
– Bien.
– Mais vous, madame, qui vous intéressez à lui, l’avez-vous jamais vu ?
– Non.
– Le connaissiez-vous même de nom, il y a huit jours ?
– Non, j’en conviens.
– J’ai donc bien le droit, ce me semble, reprit Vasilika, avant de répondre à votre question, de vous en adresser une moi-même.
– Je la devine, dit Baccarat. Vous voulez savoir pourquoi Yvan m’intéresse.
– Certainement.
– Parce qu’il aime Madeleine et qu’il en est aimé.
– Connaissez-vous donc Madeleine ?
– Je ne l’ai jamais vue.
Vasilika ne laissa pas échapper un geste ni un mot d’étonnement ; seulement elle regarda fixement la comtesse Artoff.
– Me jureriez-vous, dit-elle, sur la vie du comte votre époux, que le major Avatar n’est pas Rocambole ?
– Je n’ai rien à vous répondre, dit Baccarat.
Vasilika eut un sourire de triomphe :
– Vous voyez bien, dit-elle, que si vous avez mes secrets, je possède le vôtre. Rocambole, votre ancien ennemi, est venu faire sa soumission et vous lui avez promis votre appui. Rocambole est le protecteur de Madeleine et d’Yvan.
– Et je les protégerai pareillement. C’est pour cela, madame, ajouta-t-elle, que j’ai l’honneur de vous demander ce qu’est devenu Yvan.
– Et si je ne veux pas vous le dire ?
– Je vous tuerai, dit tranquillement Baccarat.
– Peut-être.
Et Vasilika eut un sourire railleur.
– Je vous l’ai dit, reprit Baccarat, je tiens mes serments.
– Je vous crois, mais il peut se faire, répliqua Vasilika, que je vous mette d’un mot dans l’impossibilité d’exécuter votre menace.
– Ah ! vraiment ?
– Écoutez : je réserve à Yvan une vengeance plus cruelle que la mort, et sa vie ne sera pas en péril tant que la mienne sera sauvegardée. J’ai mis auprès de lui un homme qui est mon esclave. Cet homme a ordre de tuer Yvan d’un coup de poignard s’il passe trente-six heures sans m’avoir vue.
Baccarat eut un geste de douloureux dépit.
– Mais tuez-moi donc, maintenant, tuez-moi ! dit Vasilika avec un accent de triomphe.
Et elle se leva, ajoutant :
– Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas l’intention, après ce qui s’est passé entre nous, de prolonger mon séjour sous votre toit. Je quitterai votre maison demain. C’est la guerre entre nous, soit !
– Nous ferons la guerre, dit Baccarat.
– Et à armes égales, dit Vasilika d’un ton railleur, car pas plus que moi, j’imagine, ayant Rocambole pour complice, vous ne songerez à vous adresser à la justice.
Tandis qu’elle disait cela, la porte de la salle à manger s’ouvrit, et un homme couvert de sang, les yeux rouges, les cheveux et les vêtements en désordre, entra et vint se jeter aux pieds de Vasilika, disant :
– Vengez-moi, maîtresse ! vengez-moi !
– Va-t’en, lui dit Vasilika, et si tu te plains jamais, je te ferai mourir sous le fouet.
En même temps, elle tendit la main à Baccarat :
– Bonsoir, mon ennemie, lui dit-elle.
Et elle se retira.
– Tenez-vous bien ! répondit la comtesse Artoff, au moment où elle franchissait le seuil de la porte.
– Soyez tranquille, répondit Vasilika en se retournant.
Et ces deux femmes échangèrent un regard pareil à l’éclair qui se dégage de deux lames d’épée qu’on croise au soleil.