Clorinde rentrait chez elle, après avoir dîné au café Anglais en joyeuse compagnie. Qu’était-ce que Clorinde ? Un de ces brillants et éphémères papillons que Paris voit briller tout à coup, un soir, aux feux de la rampe ou dans les avant-scènes des théâtres de genre, les soirs de premières représentations. Femmes de théâtre, elles n’ont d’autre talent que leur étincelante beauté. Hétaïres modernes, une pluie d’or les avait fait éclore ; le vent de la misère les emporte avec leur première ride et leur premier cheveu blanc. Clorinde était cette femme que le docteur Lambert avait rencontrée aux Champs-Élysées, le jour où il emmenait Yvan et que celui-ci avait prise pour Madeleine. Car l’histoire des Ménechmes n’est point une fable, et elle est vraie de toute antiquité. Chaque homme et chaque femme a un sosie. Généralement, le sosie est aux antipodes, mais quelquefois cependant il se trouve près de nous ; nous le rencontrons un beau matin, et alors ce sont des étonnements sans fin et des aventures à défrayer l’imagination des romanciers. Clorinde ressemblait donc à Madeleine. C’était même visage d’un ovale pur et charmant, même luxuriante chevelure blonde, même taille et même sourire. Car elle avait un sourire ingénu, cette fille d’enfer, et, dans le monde des gandins, on l’appelait la Madone. Dieu avait voulu que l’ange et le démon se ressemblassent, sauf sur un point. La voix de la femme légère s’était éraillée au contact des froides nuits d’hiver arrosées de champagne. Donc, Clorinde rentrait chez elle. Une amie l’accompagnait. Toutes deux quittèrent le café Anglais un peu avant dix heures, et montèrent dans la Victoria de Clorinde, qui prit au grand trot de ses deux alezans la route de la rue de Ponthieu. C’était là que demeurait Clorinde, dans un petit hôtel situé entre cour et jardin. La réputation de Clorinde était d’hier. Elle s’était montrée pour la première fois aux courses du printemps de l’année précédente et avait fait sensation par la bonne tenue de ses voitures, la supériorité de ses chevaux, et un je-ne-sais-quoi d’excentrique dans sa toilette qui était plein d’imprévu et de charme. Les brunes font leur chemin lentement ; les blondes arrivent tout d’un coup, sans transition, et les portes de la célébrité ne résistent pas devant elles. Clorinde était blonde. Cette mosaïque humaine, qui a pour nom le Paris élégant masculin, qui se compose de gens bien et mal titrés, de boursiers millionnaires et de fils de pair qui se ruinent, s’était attelée tout entière au char de Clorinde. Mais Clorinde depuis trois mois refusait tous les hommages. Elle avait congédié ses plus chers amis, et le duc de *** lui-même, un bienfaiteur s’il en fut, avait été consigné. Cependant Clorinde se montrait toujours, comme à l’ordinaire, au bois vers deux heures, le soir au spectacle, le dimanche aux courses. Seulement le soir, quand venaient dix heures, Clorinde s’éclipsait. Où allait-elle ? elle rentrait. Pour recevoir qui ? Mystère ! L’amour était descendu un matin des voûtes éthérées dans ce cloaque impur qui se nommait le cœur de Clorinde. Du moins, telle était la confidence qui paraissait résulter, ce soir-là, de la conversation de la courtisane avec son amie, une belle brune aux yeux bleus qu’on appelait Fanny.
– Ma chère, disait Fanny, où cela te mènera-t-il ?
– Je ne sais pas.
– Tu aimes ce garçon ?…
– À en mourir ! Il est jeune, il est beau, distingué, il a de l’esprit comme un démon. Sais-tu qu’il a beaucoup de talent ?
– Qu’est-ce que lui rapporte sa peinture ?
– Je ne sais pas… des misères… dix ou vingt mille francs peut-être…
– Et il te bat ?
– Mais non… Nous avons eu une scène… Il était jaloux, je l’ai adoré ce soir-là et je me suis mise à genoux devant lui.
– Folle !
– Ah ! si tu savais comme c’est bon d’aimer !
– Soit, mais il faut vivre.
Clorinde soupira…
– Combien as-tu de chevaux ? reprit Fanny.
– Huit, je vais les vendre.
– Bon ! et ton hôtel ?
– Il est saisi… Je me chercherai un joli appartement. Qu’est-ce que cela me fait ? Nous vivrons ensemble. Il peindra, je ferai de la musique.
– Et tu sortiras à pied.
– J’adore marcher.
– Ce qui fait que personne ne te saluera plus.
– Que m’importe !
– Mais il te quittera… lui…
Ce fut comme un coup de poignard que Clorinde reçut en pleine poitrine.
– Ah ! ne dis pas cela, ma chère ! fit-elle. Au nom du ciel, tais-toi !
Mais Fanny continua, inflexible :
– Les hommes sont tous les mêmes, vois-tu. Ils aiment les femmes comme nous pour leur luxe et leur abominable célébrité. Devenons honnêtes et pauvres, ils songent à notre passé et nous disent : À vivre de pot-au-feu, j’aime autant épouser ma cousine qui a deux cent mille francs de dot, une famille… et sa vertu.
– Ô misère ! murmura Clorinde ; est-ce vrai, cela ?
– Quel âge as-tu ?
– Vingt ans.
– J’en ai trente-deux, dit Fanny. Je reviens de loin. Comment s’appelle-t-il ?
– Charles.
– Eh bien ! écoute bien ce que je vais te dire.
– Parle.
– Le jour où tes chevaux et ton hôtel seront vendus, quand tu n’auras plus une émeraude ni un saphir, et que tu porteras des châles français, Charles t’annoncera son mariage avec quelque bourgeoise rougissante et rougeaude.
– Tais-toi ! tais-toi ! dit Clorinde.
– Mais non… Je suis ton amie…
– Ah ! si tu savais…
– Quoi donc !
– Je me suis dit tout cela ce matin.
– Tu as eu raison.
– Et j’ai consenti à recevoir ce soir, à dix heures, un homme qu’on dit fabuleusement riche… un Russe.
– À la bonne heure !
– Et puis le remords m’a prise… et je rentrais pour le consigner.
– Eh bien ! tu le recevras…
– Mais Charles est capable de me tuer.
– Bah ?
– Tu ne le connais pas, va !
– Il vaut mieux que Charles te tue que si tu mourais de misère.
– Démon ! murmura Clorinde vaincue, tu me tentes ! La Victoria venait de franchir la porte cochère de l’hôtel.
– Je reste avec toi, dit Fanny, je ne veux pas que tu fasses une sottise.
Et elle suivit Clorinde dans le jardin d’hiver, converti en boudoir, où la jeune femme se tenait d’ordinaire. Clorinde était pâle d’émotion. Fanny dit à la femme de chambre :
– À quelle heure vient M. Charles ?
– À onze heures.
– C’est bon.
Et elle ajouta en riant :
– Tu as deux heures à vivre.
Peu après un valet apporta une carte sur un plateau. Fanny la prit et lut :
Le major Avatar.
Clorinde eut un dernier geste de résistance, mais Fanny dit aussitôt :
– Faites entrer au salon M. le major Avatar. Voilà un nom qui sent le rouble d’une lieue…