IV

La téléga de poste roule depuis huit jours. En Russie, la voiture fermée est inconnue. Tout véhicule est découvert. Et malgré le froid, malgré le vent qui fouette le visage, souvent chargé de cette poussière humide qu’il arrache à la neige, le voyageur continue sa route, les pieds et le corps enveloppés de chaudes fourrures. Madeleine et la vieille dame qui l’accompagne ne se sont arrêtées que pour prendre un peu de repos et de nourriture. Elles ont continué, changeant de moujik et de chevaux à chaque poste, ce voyage à travers les neiges et une nature si triste, que l’homme qui la contemple songe involontairement à la mort. La vieille dame est occupée de son chien ; elle ne pense qu’à lui et ne s’occupe que de lui. Ce chien – un roquet affreux –, engourdi par le froid, repose sur ses genoux, couvert d’un triple édredon de fourrures. Madeleine voyage comme un corps sans âme ; mais la vieille dame n’y prend garde : elle est tout à son chien que le froid pourrait tuer.

Quelquefois Madeleine ne peut retenir ses larmes, qui descendent lentement et silencieusement le long de ses joues pâlies. Mais la vieille dame ne les voit pas. Quelquefois aussi, le chien pousse un cri plaintif ; et la vieille dame répond par un cri d’angoisse. « Il a froid ! » murmure-t-elle éperdue. Madeleine ne répond pas. Madeleine songe à son cher Yvan qu’elle ne reverra jamais !

Et la téléga glisse toujours sur la neige, emportée par ses trois chevaux garnis de clochettes. Aux plaines désertes succèdent les forêts de pins rabougris ; aux forêts de pins, les solitudes marécageuses. Nulle part un accident de terrain, une colline, une butte. Aussi loin que l’œil peut s’étendre, la plaine infinie, la plaine blanche, mouchetée çà et là par un noir bouquet de sapins. La téléga court toujours.

Madeleine est loin de Moscou ; voici venir bientôt les frontières de Pologne ; mais après la Pologne, l’Allemagne ; puis après l’Allemagne, la France ! la France où Madeleine a vécu sa première enfance et sa jeunesse, la France où sont Antoinette et maman Raynaud !… ces deux êtres qui ont tous les droits au cœur et à l’affection de Madeleine. Mais Madeleine songe à peine à elles… Madeleine tourne parfois les yeux en arrière, à mesure que fuit à l’horizon cette terre froide et brumeuse de Moscovie où elle laisse son cher Yvan…

Les moujiks ont succédé aux moujiks, comme les chevaux aux chevaux, et les vastes plaines aux plaines infinies. La vieille dame n’a cessé de trembler pour son petit chien ; Madeleine a à peine prononcé quelques mots, et toujours un même personnage est penché sur le siège de la téléga depuis qu’on a quitté Moscou. C’est Pierre, l’ancien moujik, Pierre, dont la voix ressemble si parfaitement à la voix d’Yvan, que le comte Potenieff, en le donnant à Madeleine comme valet de chambre, lui a affirmé qu’il était muet. En effet, depuis huit jours, Pierre le moujik ne parle que par signes à chaque relais de poste. Mais il regarde Madeleine… Il la regarde avec une froide convoitise et comme un démon qui sait contempler un ange ! Car Madeleine est belle comme sa sœur Antoinette, quoique d’une beauté différente.

Antoinette est de taille moyenne, un peu rondelette, un peu forte, rieuse à ses heures. Madeleine est grande, un peu pâle, elle a des cheveux d’un blond cuivré et les yeux bleus, un sourire mélancolique. On dirait une vierge pressentant les douleurs de la maternité.

Le moujik Pierre, homme inculte, homme féroce, a fait son profit des atroces paroles échappées au comte Potenieff. Pierre aime l’argent, Pierre a des passions brutales. Madeleine, lui a-t-on dit, emporte vingt mille roubles. Et Madeleine est belle. Pierre veut la femme… Pierre veut l’argent ! Et qui donc l’empêcherait de s’emparer de tout cela ? Est-ce cette vieille femme qui ne pense qu’à son chien ? Non. Mais c’est le moujik qui conduit l’attelage. Le moujik qui peut être un honnête garçon, et qui ne voudra pas s’affilier aux infâmes projets de Pierre. Aussi, depuis huit jours, Pierre cherche-t-il un complice et ne le trouve-t-il pas.

La téléga glisse toujours sur la neige durcie. Enfin, comme le soleil décline à l’horizon, le traîneau s’arrête pour la centième fois peut-être depuis Moscou, devant une maison isolée, au milieu d’une forêt de bouleaux et de pins. C’est un relais de poste. Pendant qu’on change les chevaux, Madeleine, engourdie par le froid, entre un moment dans la maison. La vieille dame la suit. Le chien est exposé devant le poêle rougi. Il grogne de satisfaction. La vieille dame est satisfaite et ne demande pas autre chose. Durant ce temps, Pierre le valet de chambre et le nouveau moujik échangent quelques mots. Ce dernier est une espèce de bête brute, aux cheveux jaunes, aux lèvres épaisses, au rire idiot.

– Veux-tu nous conduire vite ?… demanda Pierre.

– Trinkgeld ? répondit le moujik en allemand.

Trinkgeld veut dire « pourboire ».

Et ce mot dans la bouche du moujik signifie : « J’irai aussi vite qu’on voudra, si on me paie bien. »

– Tu es donc allemand ? demanda Pierre.

– Oui, répond le moujik.

Pierre parle l’allemand aussi couramment que le russe ; il sait même quelques mots de français. Mais Madeleine ressort de la maison de poste, et Pierre se tait. Pierre est muet, comme a dit le comte Potenieff. Les chevaux sont attelés, les deux femmes montent en voiture. La vieille dame emmitoufle le roquet, Madeleine songe à reposer, et le moujik siffle bruyamment en faisant claquer son fouet.

La téléga repart. Le soleil est couché, la nuit approche. Madeleine écrasée de douleur, engourdie par le froid, a fini par fermer les yeux. Pierre se retourne et la voit dormant. Alors il pousse le coude du moujik, et lui dit tout bas :

– Trouverons-nous un village avant la nuit ?

– Non, dit le moujik.

– Une auberge ?

– Oui.

– Est-elle isolée ?

– Il faut faire deux lieues en avant ou en arrière pour trouver une autre habitation.

– Et comment est-elle, cette habitation ?

L’Allemand a un large et béat sourire ; puis il répond :

– Si on a soif, il ne faut pas y descendre.

– Pourquoi ?

– Parce que la bière y est mauvaise. Si on a faim, non plus.

– Pourquoi ?

– Parce qu’on y trouve rarement à manger.

– Alors, il y a peu de voyageurs ?

– Il n’y en a jamais.

– Et par qui l’auberge est-elle tenue ?

– Par une vieille femme appelée Yvanowitchka.

– Elle est seule ?

– Non, elle a une jeune fille avec elle. Mais elles ne font pas de bonnes affaires. L’auberge a une mauvaise réputation.

– À propos de quoi ?

– Il paraît qu’il s’y est commis un crime jadis.

– Ah ! dit Pierre en tressaillant…

– Un homme a tué une femme… Et Yvanowitchka a laissé faire. Aussi, ajoute l’Allemand, personne ne s’y arrête.

– Et comment s’appelle cette auberge ? demande encore Pierre, le nouveau valet de chambre.

– La maison du Sava.

À ce nom, l’ancien moujik retient à peine un nouveau tressaillement. C’est que Sava, en russe, est le nom d’un oiseau nocturne qu’on appelle grand duc en France, et dont le cri sinistre est réputé de mauvais augure. Le Russe qui voyage de nuit, traverse une forêt, entend le cri glapissant du sava, rebrousse chemin aussitôt, ni plus ni moins que si un hibou avait traversé la route. Une maison qui ose prendre un sava pour enseigne est une maison maudite. L’Allemand poursuit :

– Voyagez-vous la nuit ?

– Non, dit Pierre, nous nous arrêtons chaque soir.

– Eh bien ! vous ferez bien de pousser jusqu’à Peterhoff, c’est le relais, du reste ; et il y a un village et une bonne auberge où l’on est si bien que l’on se croirait à Moscou.

– Non, dit Pierre, je n’irai pas jusqu’à Peterhoff.

– Pourquoi ?

– Parce que ma maîtresse est fatiguée, dit le valet d’un ton ironique. Je veux m’arrêter à l’auberge du Sava.

L’Allemand regarde Pierre avec une sorte de stupeur.

– Je te paierai ta course entière, dit Pierre.

– Comme si j’étais allé jusqu’à Peterhoff ?

– Oui.

L’Allemand continue à éclairer sa face rubiconde avec son vrai sourire et murmure :

– Tu es un prince pour la générosité, mon petit père. La téléga court toujours.

– Allons, dit le moujik après un moment de réflexion, je ne suis pas superstitieux, moi, et je n’ai pas peur qu’il m’arrive du malheur à l’auberge de Sava.

– Ni moi non plus.

– Par conséquent, j’y souperai et j’y coucherai.

– Non, dit Pierre, ni l’un ni l’autre.

– Et pourquoi donc ? Je m’en retournerai tranquillement demain matin au point du jour avec mes chevaux.

– Si tu veux gagner dix roubles, dit Pierre, tu partiras sur-le-champ.

– Dix roubles !

– Oui.

L’Allemand accepte. La téléga continue à dévorer l’espace, et les clochettes tintent bruyamment. Elle traverse une plaine encore, puis une forêt de pins, puis une plaine encore, puis une forêt, et s’arrête… Alors Madeleine sort de son engourdissement, et, ouvrant les yeux, elle voit devant elle une maison d’apparence sinistre, au milieu d’un paysage plus sinistre encore. C’est l’auberge du Sava, la maison qui porte malheur !

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