V

L’auberge du Sava était située au milieu d’une allée neigeuse fermée de tous côtés par des forêts impénétrables de sapins. C’était une maison à deux étages, construite en bois, peinte en rouge, avec son enseigne se détachant en noir sur un fond blanc. Cette enseigne, comme on le devine, représentait un grand duc, c’est-à-dire cet oiseau sinistre dont chaque cri annonce un malheur, auquel les Russes ont donné le nom de Sava. C’était l’heure crépusculaire qui, dans les régions australes, n’a que la durée d’un éclair. Les étoiles ne brillaient point encore au ciel, et cependant il ne faisait plus jour. Mais la clarté indécise que le ciel laissait arriver à la terre, comme une lueur suprême, permit à Madeleine de sortir de sa torpeur, de voir et d’examiner ce site sauvage et cette maison, qui ressemblait à un sépulcre. Pourtant, à travers le papier huilé qui tenait lieu de vitres, on voyait le rouge éclat d’un feu de sapins, et les strophes avinées d’une chanson cosaque arrivèrent aux oreilles de la jeune fille.

Elle eut un geste d’effroi et un signe à Pierre, le faux muet, qui remplissait auprès d’elle, depuis le départ, les fonctions de valet de chambre. Pierre s’approcha. Le comte Potenieff l’avait donné pour muet à la jeune fille, mais il ne lui avait pas dit qu’il fût sourd.

– Pourquoi restons-nous ici ? demanda-t-elle.

Car Pierre aidait le moujik à dételer les chevaux, et l’exiguïté de la construction attestait que l’auberge n’était pas un relais de poste. Pierre fit un signe qu’il fallait rester.

– Non, non ! dit Madeleine, dont l’effroi augmentait, je veux continuer notre route.

Alors Pierre appela le moujik. Le moujik ôta son bonnet de fourrure, prit un air idiot et respectueux, et dit :

– Pour aller au prochain relais, il faut traverser le grand bois.

– Eh bien, qu’importe ? fit Madeleine.

– Des bois remplis de loups.

Madeleine eut un geste d’impatience.

– Et les chevaux ont peur des loups la nuit, continua le moujik ; et les chevaux ont raison, car les loups leur sautent à la gorge et ils les étranglent, et, lorsqu’ils les ont étranglés, ils étranglent et mangent les gens, hommes ou femmes, qui sont dans le traîneau.

– Vous ne voulez donc pas continuer ?

Et Madeleine regarda le moujik avec anxiété.

– Non, dit-il.

Elle regarda ensuite Pierre. Mais Pierre secoua pareillement la tête. Alors Madeleine se tourna avec un redoublement d’angoisse vers la vieille dame. Mais la vieille dame répondit, en caressant l’horrible roquet :

– Ce pauvre toutou a si froid, que nous ferons tout aussi bien de rester ici.

Alors Madeleine retomba dans son atonie et sa torpeur, et se réfugia tout entière dans le souvenir de son bien-aimé Yvan. Au bruit de la téléga, la porte de l’auberge s’était ouverte en livrant passage à une vieille femme. Madeleine la regarda, et elle eut plus peur encore. C’était quelque chose de hideux et d’étrange que cette vieille qui ressemblait à une des sorcières de Macbeth. Elle avait une chevelure blanche, taillée en brosse et veuve de toute coiffure, les traits anguleux et décharnés, un nez d’oiseau de proie, de petits yeux gris et ronds comme ceux du volatile nocturne qui servait d’enseigne à son auberge, des lèvres minces et plissées qui en s’ouvrant laissaient voir une bouche veuve de ses dents à l’exception de deux incisives jaunes comme de l’ambre et qui ressemblaient aux dents d’un Carnivore. Cette femme regarda la téléga, Madeleine, la vieille dame, le chien, puis le valet Pierre et le moujik d’origine allemande, tout cela avec une curiosité inquiète.

– Que voulez-vous ? dit-elle enfin en langue russe corrompue telle qu’on la parle aux frontières méridionales de l’empire moscovite.

– Les voyageurs, répondit le moujik avec son rire idiot, trouvent qu’il fait froid en route.

– Ah ! ricana la vieille, la bise est glacée en effet.

– Et puis ils ont faim, dit encore le moujik.

– Il n’y a rien à manger chez moi, répliqua la vieille, aussi vrai que je m’appelle Yvanowitchka la sorcière.

Le moujik élargit son rire idiot ; puis il continua :

– Tu trouveras bien du lard rance et des pommes de terre quelque part, et de la bière aigre au besoin.

La vieille se mit à ricaner de plus en plus.

– Il faut avoir bien froid pour ne pas pousser jusque Peterhoff, dit-elle.

Le moujik ne répondit pas.

– Bien froid et bien faim pour s’arrêter à la porte du Sava : l’auberge qui porte malheur, continua-t-elle avec un redoublement d’ironie.

– Cela ne me regarde pas, dit le moujik.

En même temps, il avait dégarni l’un des ses trois chevaux et jeté son harnais sur l’un des deux autres, de façon à pouvoir facilement enfourcher le premier. La vieille dit encore :

– Je n’ai pas d’écurie pour loger les chevaux.

– Peu importe, dit le moujik, je m’en retourne au relais de poste.

– Et ces voyageurs coucheront ici ?

– Oui.

– Comment s’en iront-ils donc demain ; si tu emmènes les chevaux ? Cette fois, le moujik montra Pierre, jusque-là immobile et silencieux.

– Celui-là est le véritable maître. « C’est lui qui veut ; obéis !

La vieille regarda Pierre. Pierre lui jeta alors un de ces regards étranges qui dominent certaines créatures viciées. La vieille comprit que cet homme méditait quelque infâme action, et qu’il avait choisi sa maison à elle pour l’accomplir. Elle se mit donc à rire de plus belle, montrant ses deux dents jaunes et déchaussées.

– En ce cas, dit-elle, que les voyageurs soient les bienvenus sous le toit du Sava.

Madeleine, toujours inquiète et agitée de vagues pressentiments, avait assisté à cette conversation du moujik et de l’hôtesse sans la comprendre. Si on songe qu’en Russie, la noblesse ne parle la langue nationale que très rarement, et lorsqu’elle a affaire à des gens de qualité inférieure, on ne s’étonnera pas que Madeleine, bien qu’elle fût institutrice de Mlle Olga Potenieff depuis plus de deux ans, n’eût jamais eu l’occasion d’apprendre le russe.

– Pierre, dit-elle encore, et cette fois d’une voix suppliante, n’y a-t-il donc pas moyen de continuer notre chemin ?

Le faux muet se contenta de hocher la tête. Déjà la vieille dame avait pris son roquet dans ses bras et entrait dans l’auberge. Déjà le moujik, à qui Pierre mit de l’argent dans la main, avait sauté sur son troisième cheval, fait entendre le cri guttural familier aux postillons russes et, tournant le dos à l’auberge du Sava, s’éloignait au grand trot.

Et Madeleine était toujours là, à la porte, les pieds dans la neige, le visage fouetté par la bise, et elle n’osait pas entrer dans cette maison d’où sortait une chanson avinée dont elle ne comprenait pas, il est vrai, les paroles, mais qui devait être quelque horrible refrain de caserne… Pierre la prit alors par le bras et la poussa doucement. Elle ne résista plus et entra. Mais, sur le seuil, elle s’arrêta encore. L’aspect de l’unique salle qui composait ou plutôt simplifiait toute l’auberge, avait quelque chose de sinistre et de repoussant comme le visage de l’horrible vieille qui venait de se montrer. Le foyer était établi sur trois pierres, avec un trou de la toiture pour laisser passer la fumée. Une table unique entourée de grossiers escabeaux, était chargée de pots et de cruches vides. Autour de cette table on voyait trois hommes abrutis par l’ivresse, trois cosaques du régiment irrégulier qui tenait garnison à Peterhoff. Ces hommes buvaient et chantaient : ils tournèrent vers les nouveaux venus le regard sans rayonnement et sans chaleur de ceux que l’eau-de-vie de grain et la bière fermentée deux fois – boisson chérie du peuple russe – ont jetés dans une espèce de monde imaginaire. Sur le feu, une marmite chantait, pleine d’un brouet noir indescriptible. Dans un coin on voyait un lit – grabat misérable que Yvanowitchka, l’affreuse hôtesse, cédait au voyageur que le hasard lui envoyait. Madeleine, tout émue, courut à la vieille dame et lui dit :

– Madame… madame… nous n’allons pas rester ici au moins ?…

Mais la vieille dame, peu soucieuse des cosaques, qui buvaient et chantaient toujours, s’était accroupie devant le feu et exposait à la flamme le chien qui, en effet, paraissait à demi mort de froid. Elle regarda Madeleine.

– Pourquoi pas ? dit-elle. Ne voyez-vous pas que le froid tue ce pauvre chéri ?

Madeleine tourna son œil suppliant vers Pierre, le valet de chambre. Mais Pierre feignit de ne pas comprendre. Pierre avait échangé par signes une conversation avec la vieille Yvanowitchka. Et Yvanowitchka avait compris sans doute ce que voulait Pierre, car elle s’était adressée aux cosaques :

– Hé, vous autres, dit-elle, avez-vous assez bu, enfin ?

– À boire, répéta l’un d’eux, à boire encore ! L’autre chantait à tue-tête.

– Non, reprit la vieille, il faut payer et vous en aller, j’ai besoin de mon auberge.

– Pour quoi faire ? dit le troisième.

– Pour loger les voyageurs qui viennent d’arriver.

– À boire !

– À boire ! à boire ! répétèrent-ils tous trois.

– Payez-moi d’abord. Il me faut six kopecks.

Les cosaques se mirent à rire, et celui qui chantait répondit :

– Aussi vrai que nous aurons le knout demain, il ne nous reste pas un kopeck.

– Alors, fit la vieille, allez-vous-en !

Et elle eut un tel accent d’autorité, elle regarda ces trois hommes avec des yeux si flamboyants, qu’ils se levèrent et deux d’entre eux gagnèrent la porte. Mais le troisième, après avoir fait trois pas, tomba sur les genoux, puis s’allongea sur le sol et balbutia :

– Je n’irai pas plus loin !

– Il est ivre mort, murmura la vieille Yvanowitchka en regardant Pierre. Il ne te gênera pas, mon petit père…

Pierre eut un sourire que Madeleine surprit, et soudain les dents de la jeune fille s’entrechoquèrent d’effroi.

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