IX

Madeleine semble maintenant dormir du sommeil de la mort. Étendue sur la neige, raidie par le froid, elle a la fièvre brûlante qui précède la dernière heure. Ses yeux se sont fermés ; ses lèvres crispées ne laissent plus échapper ni un cri ni une plainte… Et cependant elle est en proie à un délire intérieur, et elle rêve… Comme ces malheureux qui manquent de pain et à qui le sommeil apporte des rêves remplis d’opulence, la malheureuse enfant, dont le cœur est brisé, fait un rêve de bonheur. Le drame d’il y a huit jours, cet horrible drame qui a son départ de Moscou pour dénouement, n’existe pas pour elle. Non, à l’heure où elle songe, Madeleine est heureuse. Elle est heureuse et fière de l’amour d’Yvan. Le rêve a déployé pour elle ses féeries et son décor le plus gracieux. Madeleine est dans ce château de la Russie méridionale où elle a connu Yvan. Le ciel est bleu, la steppe est en fleurs, l’alouette chante au-dessus des blés mûrs, qui tombent sous la faucille du moissonneur. La varanda, ou salon d’été du château, est ouverte sur les jardins aux bosquets de lauriers-roses. Au-delà des jardins, perdue dans la brume, une chaîne de collines bleue ; au bout des collines, la mer, unie et calme comme un lac. Madeleine est assise sous les touffes de chèvrefeuilles qui grimpent autour des colonnes de marbre et sur les murs de la varanda. Mlle Olga Potenieff est près d’elle et lui donne le nom de sœur. Toutes deux, l’œil fixé sur la steppe, suivent du regard un droski attelé à la russe et dont les trois chevaux sont rapides comme le vent du sud. Un homme conduit le droski avec une légèreté de main, une audace et une adresse merveilleuses. C’est Yvan. Et Mlle Olga dit à Madeleine :

– Chère belle, comme vous paraissez impatiente de revoir votre cher mari…

Son mari ! Yvan a donc épousé Madeleine ?

Et les deux femmes continuent à suivre du regard le droski qui vole à travers la steppe. Mais à mesure qu’il approche, le ciel se couvre, et de bleu qu’il était devient noir ; le soleil a disparu, la nuit vient… Elle vient opaque et mystérieuse et Madeleine regarde Olga en frissonnant. La steppe en fleurs se change tout à coup en une plaine de neige, et sur cette plaine le droski continue sa course furieuse. Madeleine pousse un cri, car il lui semble que son cher Yvan n’est plus maître de ses chevaux et qu’il court à une mort certaine. Maintenant, il est tout à fait nuit. Le droski est éclairé par un fanal rouge qui projette au loin sa lumière sur la neige. Mais les chevaux dévorent en vain l’espace ; le droski est loin encore. Soudain, Madeleine jette un nouveau cri. Olga a disparu, et avec elle les murs de la varanda et le palais. Madeleine se retrouve au milieu de cette plaine de neige, à l’horizon de laquelle glisse toujours le droski avec son bruyant attelage et son rouge fanal. Mais le droski est loin encore, et un homme s’est dressé tout auprès de Madeleine. Cet homme, c’est Pierre le moujik. Madeleine se débat dans son affreux sommeil contre le misérable qui ose lui parler d’amour. Alors l’horrible scène de l’auberge du Sava se reproduit fidèlement dans son rêve. Le cosaque a étendu sanglant sur le sol Pierre le moujik. Mais le danger est toujours le même ; et c’est à présent que la jeune fille épouvantée secoue enfin son léthargique sommeil, rouvre les yeux et revient au sentiment de la réalité.

Le château, la varanda, Olga qui l’appelait ma « sœur » tout cela n’était qu’un rêve. Le réveil, c’est la plaine déserte, la plaine neigeuse au milieu de laquelle elle est tombée épuisée. Madeleine se dresse sur ses genoux et regarde… Au loin, elle aperçoit toujours cette clarté mobile, ce point lumineux qu’elle a pris pour le fanal d’un traîneau. Elle entend même vaguement des clochettes que les chevaux sonnent en courant. Et Madeleine, pleine de courage, se relève pour aller au-devant de cette téléga de poste qui, peut-être, est le salut pour elle. Mais tout à coup, elle s’arrête interdite, anxieuse… Le point lumineux qui s’agitait à l’horizon semble s’être doublé. Plus près, beaucoup plus près, Madeleine aperçoit quelque chose qui brille et ressemble à un charbon ardent tombé sur le sol. Puis une autre clarté s’allume à sa gauche et encore une autre à sa droite. La lumière qui brille au lointain est claire, celles-là sont mornes et sombres ; mais mobiles comme la première, elles se rapprochent peu à peu. On dirait des étoiles détachées de la voûte du ciel et se jouant sur la neige. Madeleine s’est arrêtée, prise à la gorge par l’angoisse d’une singulière épouvante. Les charbons ardents se multiplient et se rapprochent, formant autour de la jeune fille comme un cercle de feu. Il y en a dix, vingt, trente et de tous les points de l’horizon il en accourt de nouveaux. Est-ce encore une hallucination ? Madeleine, en proie à la fièvre, a-t-elle été replongée dans le monde fantastique des songes ? Non, car là-bas, à l’horizon, le fanal de la téléga grandit, et maintenant le son des clochettes de l’attelage arrive distinct à son oreille. Et Madeleine a bien les yeux ouverts !… Et les tempes baignées d’une sueur glacée, les cheveux hérissés, la jeune fille essaie en vain de compter ces rouges étoiles qui, deux par deux, viennent sur elle et l’entourent. Non, ce n’est pas une hallucination… ce n’est pas un rêve… Et Madeleine qui, tout à l’heure, se remettait en marche et allait à la rencontre de la diligence, Madeleine recule à présent, pas à pas, lentement, et faisant appel à tout son courage… à tous ses souvenirs… à tous les récits qu’elle a souvent entendus depuis qu’elle est en Russie. Car ce cercle de feu, qui va toujours se rétrécissant autour d’elle, Madeleine l’a reconnu, elle ne peut s’y tromper. C’est une de ces terribles bandes de loups qui désolent les campagnes russes et que la neige fait sortir affamés du fond des bois. Les terribles carnassiers ont flairé une proie, et ils sont accourus de tous les points de l’horizon. Madeleine les voit maintenant par corps, comme disent les chasseurs ; le point lumineux part d’une masse noirâtre qui s’agite sur la neige. Et la téléga est loin encore, malgré le son des clochettes qui devient de plus en plus distinct. Et les loups rétrécissent toujours le cercle… Et cependant aucun d’eux n’ose encore bondir sur la jeune fille. Madeleine a entendu dire que certains paysans russes ont été dévorés pour avoir pris la fuite ; que d’autres ayant fait un faux pas ont été mis en pièces ; mais que celui qui recule lentement, opposant à l’œil sanglant des redoutables carnassiers le rayonnement fascinateur de l’œil humain a pu leur échapper. Et Madeleine qui, sous sa frêle enveloppe, cache un cœur d’acier, Madeleine se met à reculer lentement, peu à peu… regardant toujours les loups qui la suivent dans l’ombre. Madeleine sait que si elle fait un faux pas, elle est perdue… Aussi marche-t-elle avec précaution, n’osant cependant détourner la tête pour choisir son chemin, car si elle cesse de fasciner les loups, les loups se jetteront sur elle. Tout à coup elle heurte quelque chose de flasque et d’inerte qui gît sur le sol, et elle ne peut réprimer un cri. À ce cri les loups s’arrêtent, un grognement se fait entendre… Et l’objet qu’elle a heurté s’agite sur le sol. Madeleine se détourne et continue à marcher. Elle a compris, elle a deviné, plutôt qu’elle n’a vu. Ce qu’elle a heurté, c’est le cosaque. Le cosaque qui la poursuivait tout à l’heure, et que l’ivresse cloue maintenant sur le sol. Tiré par ce choc de son sommeil, le malheureux veut se lever… Il se dresse sur ses genoux, pousse un horrible blasphème et retombe. Mais aussitôt un hurlement épouvantable se fait entendre et la bande de loups tout entière se jette sur le cosaque, oubliant un moment Madeleine. Madeleine, saisie d’horreur, s’est arrêtée à dix pas, et entend les cris d’agonie du malheureux dont les os craquent un à un sous la dent des loups. Et Madeleine se dit qu’après le cosaque, son tour viendra. Et, cette fois, l’épouvante a paralysé ses mouvements, et elle n’a plus la force de reculer !

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