Peterhoff est un bourg de deux cents maisons, le plus près de la frontière polonaise. Il n’a qu’une seule rue. La dernière maison du côté de la Pologne est le poste de police. La première, en entrant par la route de Moscou, est un relais de poste. Cette nuit-là, à peu près à l’heure où Madeleine était en butte aux obsessions de Pierre le moujik, une téléga relayait à Peterhoff. Tandis qu’on changeait les chevaux, deux voyageurs étaient restés dans la maison du relais et se chauffaient auprès du poêle. L’un était un homme de cinquante ans, aux cheveux blancs, mais à la tournure encore jeune et dont le regard accusait un reste de virilité énergique. Les membres du club des Asperges, à Paris, eussent reconnu en lui M. le vicomte Karle de Morlux. L’autre était un petit homme sec, maigre, aux traits anguleux, au regard indécis et fuyant. Son costume était celui que portent les bourgeois polonais, c’est-à-dire la redingote à brandebourgs, le bonnet fourré d’astrakan et les demi-bottes, également garnies de fourrures. Cet homme, ancien valet de chambre de M. de Morlux, était établi depuis quinze ans à Varsovie comme marchand de pelleteries. C’était lui qui, jadis, avait eu pour mission de suivre en Allemagne la malheureuse baronne Miller, et d’organiser contre elle ces tentatives de mort auxquelles elle n’avait échappé que par miracle. Bien qu’il n’eût pas réussi, le vicomte tenait son homme pour habile, intelligent et capable de tout. Aussi l’avait-il largement payé. Hermann s’était retiré d’abord en Allemagne, puis à Varsovie, et là, grâce aux libéralités de son maître et complice, il avait entrepris un commerce qui prospérait, lorsque, un matin, M. de Morlux, descendant d’une chaise de poste, était entré chez lui. Hermann avait eu peine à reconnaître son ancien maître, tant il était vieilli.
– J’ai besoin de toi, lui avait dit le vicomte.
Hermann était marié, il avait des enfants, il était, dit-on, un bon bourgeois ; il avait enfin une foule de raisons pour ne se plus mêler des affaires de M. Morlux. Mais le vicomte était un de ces hommes qui ne marchandent pas et paient largement.
– J’ai besoin de toi pour huit jours, avait-il dit, et il y a cinquante mille francs au bout.
– Où allons-nous ?
– À Moscou.
– Que faudra-t-il faire pendant ce voyage ?
– Tout, peut-être…
Hermann avait compris, mais l’appât des cinquante mille francs l’avait décidé, et il était parti. Et au moment où nous le trouvons assis auprès du poêle rouge du relais de poste de Peterhoff, il y avait quarante-huit heures qu’il avait quitté Varsovie. Aux questions que lui avait faites M. de Morlux sur la famille Potenieff, Hermann avait répondu :
– Le comte Potenieff a un château, tout près de Peterhoff, dans lequel il ne met jamais les pieds, préférant passer l’été dans ses terres de la Russie méridionale.
La lettre de Madeleine à Antoinette, lettre dans laquelle elle annonçait à sa sœur son retour en France et l’itinéraire qu’elle allait suivre, lettre qui, comme on le sait, était tombée entre les mains de M. de Morlux, indiquait ce château comme une de ses stations, et cet intendant comme la personne qui devait la conduire de Pologne en Allemagne. M. de Morlux avait donc calculé que Madeleine était arrivée au château ou devait y arriver bientôt. Donc, tandis qu’on relayait, Hermann complétait ses renseignements.
– Deux routes, disait-il, mènent au château qui est situé au milieu des bois. L’une est impraticable en hiver ; l’autre est une vaste plaine couverte de neige que nous trouverons en sortant de la forêt qui s’étend jusqu’aux portes de Peterhoff.
Le maître de poste, qui parlait assez bien l’allemand, langue dans laquelle causaient M. de Morlux et son ancien valet de chambre, s’approcha alors et leur dit :
– Excellences, ce n’est pas mon intérêt de vous refuser des chevaux, et cependant je dois vous donner un bon conseil.
– Quel est-il ? dit M. de Morlux.
– Vous feriez bien d’attendre le jour ici.
– Non, non, dit M. de Morlux, nous sommes pressés, mon brave homme.
– L’hiver est encore plus rude cette année que de coutume, poursuivit le maître de poste, et les loups sont d’une hardiesse excessive.
– Nous avons une demi-douzaine de fusils à deux coups, dit le vicomte.
– Oui ; mais si un des chevaux de votre attelage venait à s’abattre, vous seriez perdus, reprit le maître de poste.
– En avant, répondit le vicomte, nous sommes pressés, très pressés.
Le maître de poste n’insista pas pour retenir les deux voyageurs. Cinq minutes après, le traîneau était attelé de nouveau, et M. de Morlux et Hermann prenaient place à l’intérieur, tandis qu’un moujik, sur un siège plus élevé, faisait entendre ce cri guttural auquel obéissent si bien les chevaux russes. La téléga partit.
– Ce maître de poste est un imbécile, car, à moins que les loups de Russie ne soient d’une race particulière, on sait bien que la lumière leur fait grand-peur.
Hermann secoua la tête et ne répondit pas. Bientôt les dernières maisons de Peterhoff eurent disparu dans l’éloignement et l’obscurité, et le traîneau entra dans le bois. La rouge lueur du fanal faisait envoler des centaines d’oiseaux de nuit, qui poussaient des cris sinistres. Le moujik excitait ses chevaux, et à un moment, s’étant retourné sur son siège, il dit aux voyageurs :
– Les loups ont faim !
M. de Morlux était brave. Il se contenta de répondre au moujik en visitant les batteries des fusils. Mais le moujik lui dit :
– Il ne faut pas tirer, ça vaux mieux.
– Mais où diable voit-il des loups ? murmura le vicomte s’adressant à Hermann.
En effet, M. de Morlux avait beau promener son regard tout autour du cercle de lumière projeté par son fanal, il n’apercevait rien.
– Attendez ! attendez ! murmura Hermann.
La téléga volait toujours rapide sur la neige durcie. Bientôt elle eut franchi la forêt et entra dans une plaine de neige, à l’autre extrémité de laquelle était l’auberge du Sava.
– Nous voilà hors du bois, dit M. de Morlux, et pas de loups, ce me semble.
– Attendez, répéta Hermann soucieux.
La téléga continua sa route. Tout à coup le véhicule éprouva une forte secousse et comme un mouvement de recul. Un des chevaux s’était cabré violemment, et les deux autres, se jetant de côté, témoignaient une vive frayeur.
– Les loups ! les loups ! cria le moujik.
M. de Morlux regarda et vit alors des ombres noires qui galopaient aux deux côtés du traîneau. Il saisit vivement un des fusils. Mais Hermann l’arrêta.
– Ne tirez pas, dit-il, ne tirez pas.
Le moujik enleva ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet et la téléga repartit. Pendant une heure, les chevaux frémissants, secouant leur crinière emmêlée, jetant par les naseaux une vapeur que la lueur du fanal faisait ressembler à des flammes qui galopaient aux deux côtés du traîneau.
– Ne tirez pas ! disait toujours Hermann.
– Ne tirez pas ! répétait le moujik.
Les loups se tenaient à distance, hors de la portée du cercle de lumière qu’ils paraissaient redouter beaucoup. Et M. de Morlux, malgré l’envie qu’il en avait, ne touchait pas aux fusils. Mais il vint un moment où les loups devinrent plus hardis et se rapprochèrent. L’un deux osa entrer dans le cercle, et se trouva en pleine lumière. C’était un magnifique animal au poil long et soyeux, et dont la queue en panache balayait fièrement la neige. M. de Morlux se prit à le considérer avec une sorte d’admiration. Puis les instincts du chasseur l’emportèrent, et il s’écria :
– Tant pis pour lui !
En même temps et avant qu’Hermann eût pu l’en empêcher, il épaula et fit feu. Le loup tomba en hurlant, et se roula dans la neige. Les chevaux hennirent et précipitèrent leur course. Le moujik blasphéma et Hermann dit à M. de Morlux :
– Maintenant il va falloir continuer jusqu’à ce que nous trouvions une maison ou un village.
Et il montrait les loups qui s’étaient jetés sur le loup blessé et le déchiraient tout vivant encore.