VIII

Cette table, rempart d’une minute, fut comme la ligne de démarcation tracée entre deux armées ennemies avant la bataille. Madeleine et le moujik s’observèrent alors pendant dix secondes, comme doivent se regarder le bourreau et la victime au moment suprême… Le bourreau résolu à tuer… La victime songeant à se défendre… Pierre avait les yeux injectés, la face violette, les lèvres agitées par un tremblement convulsif. Il était horrible à voir. Madeleine, la frêle et blonde jeune fille, était devenue d’une pâleur mortelle. Mais ses yeux presque noirs, tant ils étaient d’un bleu foncé, étincelaient d’indignation, et sa fierté révoltée lui donna, en ce moment, le courage d’un homme.

– Ah ! misérable esclave ! dit-elle.

– Je vous aime !… répéta le moujik, qui voulut s’élancer par-dessus la table.

Mais Madeleine fit un bond en arrière. Elle avait aperçu accroché au mur le sabre du cosaque, espèce de poignard de deux pieds de long sans fourreau, et que les soldats russes portent suspendu à l’arçon de la selle tandis qu’ils manient leur longue lance. Ce fut pour Madeleine l’histoire d’un éclair. Elle s’empara de ce sabre.

– Si tu fais encore un pas, dit-elle, je te tue !

Pierre était sans armes, il était lâche… il eut peur ! Madeleine était effrayante de calme et de résolution. En même temps que Pierre s’arrêtait indécis et n’osait enjamber la table, Madeleine cria :

– À moi ! À moi !

Mais la vieille dame ne sortit pas de son sommeil ; le cosaque se contenta de grogner, étendu qu’il était sur le sol ; et Pierre, dominant un premier mouvement de terreur, s’élança tout à coup sur la jeune fille. Elle leva le bras et frappa. Pierre rugit de douleur, son sang coula ; mais il avança encore. Madeleine frappa une seconde fois. Pierre évita le coup, se jeta à plat ventre, bondit comme un tigre, saisit la jeune fille par le milieu du corps et la couvrit de son sang. Désormais, il lui était impossible de se servir de la pointe du sabre, mais elle frappa encore du plat et du tranchant sur la tête et les épaules du moujik.

– Je t’aime ! répétait le misérable que son sang aveuglait.

Et il essayait de la renverser. Mais Madeleine luttait et continua à crier :

– À moi ! à moi !…

Ce fut un véritable combat corps à corps qui dura deux minutes. Enfin, Madeleine sentit ses forces la trahir, ses tempes battre, son sang se figer, ses muscles et ses nerfs se détendre, et une dernière fois, d’une voix mourante, elle répéta :

– À moi ! à moi !

Puis elle cessa de frapper et le sabre échappa à sa main. Mais en ce moment, Pierre jeta un cri… Un cri de douleur suprême… un cri d’agonie… Et ses bras, qui enlaçaient la taille de la jeune fille, se distendirent, et il tomba comme une masse sur le sol baigné de son sang. Alors Madeleine, à demi morte déjà et prête à s’évanouir, vit un autre homme debout devant elle. Cet homme, c’était le cosaque ivre. Le cosaque, qui s’était éveillé, s’était dressé sur ses pieds, et, ramassant son sabre, l’avait enfoncé entre les deux épaules du moujik. En agissant ainsi, le cosaque avait obéi, moins peut-être à une idée généreuse et au désir de sauver la jeune fille, qu’à cet instinct sauvage des gens de sa race que la vue du sang développe subitement. Il avait tué pour tuer. Cependant il était ivre encore et ne tenait pas sur ses jambes. Il regardait tour à tour le moujik qui se roulait sur le sol dans une mare de sang, et Madeleine immobile et semblant se demander si l’horrible rêve qu’elle croyait faire n’allait pas finir… Enfin il eut un rire bruyant, idiot, et murmura quelques paroles inintelligibles. Puis, comme ses jambes refusaient de le soutenir, il se laissa tomber sur la chaise qui était demeurée au coin du feu.

Madeleine paraissait anéantie. Elle aussi regardait tour à tour le moujik moribond qui blasphémait en se roulant dans la mare de sang, et le cosaque, son libérateur, qui attachait sur elle un regard aviné. Mais le regard de cet homme fut bientôt distrait par un objet qui lui parut plus digne de son attention. Cet objet, c’était la cruche de bière qu’Yvanowitchka avait apportée pour le souper de la vieille dame. La cruche était encore à demi pleine. Le cosaque se leva en titubant, s’en empara, la porta à ses lèvres et but à longs traits. Madeleine était tombée à genoux, remerciait Dieu en murmurant le nom d’Yvan. Mais elle n’avait échappé à un danger que pour en courir un second non moins terrible. L’ivresse développe chez le cosaque deux instincts : la débauche et le vol. Quand celui-ci eut bu, il regarda de nouveau Madeleine. Et Madeleine eut peur de nouveau et elle se réfugia contre le lit sur lequel la vieille dame dormait toujours couchée sur son petit chien qu’elle avait étouffé pendant son sommeil ; le cosaque fit un pas vers elle en murmurant des paroles que Madeleine ne comprenait pas, mais qui certainement traduisaient chez cet homme, à demi sauvage, une féroce admiration.

Madeleine, une fois encore, appela au secours. Yvanowitchka, couchée dans son grenier, n’avait garde de bouger. Le cosaque, chancelant de plus belle, marcha vers la jeune fille et voulut la prendre par la taille. Alors Madeleine jeta un cri, se dégagea et le repoussa si brusquement qu’il tomba sur les genoux. Le danger avait rendu à Madeleine toute sa présence d’esprit. Elle profita du temps que le cosaque mit à se relever pour s’élancer vers la porte, l’ouvrir et se précipiter au-dehors. Le ciel était noir, la plaine blanche, l’horizon désert. Madeleine se prit à fuir avec l’énergie du désespoir. Le cosaque s’était relevé et courait après elle en poussant des cris de fureur. Mais l’instinct du péril donnait à Madeleine une légèreté de biche traquée par les chiens. Elle courait, courait toujours tout droit devant elle, ses pieds enfonçant dans la neige, et toujours entendant les cris et les pas du cosaque qui essayait de la rejoindre. Deux fois elle se laissa tomber, deux fois elle se releva. Le froid de la nuit avait un moment rendu ses forces au cosaque. Il ne chancelait plus, il courait même assez vite. Mais Madeleine conservait son avance. Si le cosaque la rejoignait, c’était la mort. Et Madeleine courait toujours, à travers cette plaine blanche, et n’apercevait déjà plus le filet de fumée qui s’échappait du toit de l’auberge du Sava. Le cosaque blasphémait et continuait sa poursuite. Une troisième fois, rencontrant un tronc d’arbre coupé à fleur de terre, elle fit un faux pas et roula sur la neige. Le cosaque gagna du terrain. Madeleine se releva épuisée, mais elle fit un effort suprême et courut encore. Le cosaque gagnait toujours un peu de distance, et enfin il vint un moment où il atteignit la jeune fille et la saisit par les basques de sa polonaise. Alors une lutte corps à corps recommença, lutte dans laquelle Madeleine eût inévitablement succombé, si la bière fermentée deux fois ne fût venue à son secours. Le cosaque se laissa tomber, et Madeleine put se dégager encore. Cette fois l’ivresse, un moment dominée, reprit sa toute-puissance, et le cosaque, étreint par elle, ne se releva plus. Mais Madeleine fuyait toujours. Elle n’entendait plus retentir derrière elle les pas inégaux du cosaque, mais elle marchait, folle de terreur, le corps grelottant, la tête en feu… Elle marchait, marchait toujours, ne sachant où elle allait, mais s’éloignant de cette maison maudite qu’on appelait l’auberge du Sava. Une fois elle s’arrêta épuisée… Mais s’arrêter, c’était la mort, car le froid des nuits russes tue ceux qu’il a engourdis. Le sentiment de la conservation l’emporta. Elle avait entendu dire au moujik qu’au-delà de la plaine, au-delà des grands bois, il y avait un village nommé Peterhoff. Ce souvenir lui revint ; et Madeleine continua sa route.

Elle marcha ainsi, à travers la nuit, tombant à chaque minute, se relevant et invoquant Dieu. La plaine paraissait s’allonger et l’horizon s’éloigner. Les grands bois avaient l’air de fuir devant elle. Tout à coup elle s’arrêta. Était-ce une vision du délire, était-ce une de ces illusions que donne la fièvre ? Il lui semblait que là-bas, tout là-bas dans le lointain, au bord de la forêt, une lumière se mouvait. Il lui avait semblé qu’un léger bruit traversant l’espace était venu mourir à ses oreilles. Cette lumière, n’était-ce pas le fanal d’une téléga ? Ce bruit, le carillon des clochettes que les chevaux russes secouent en dévorant l’espace ? Madeleine fit quelques pas encore, le cou tendu, l’oreille interrogeant le souffle du vent, l’œil désespérément fixé sur l’horizon… puis encore quelques pas… Puis ses forces la trahirent, elle tomba sans connaissance, et ferma les yeux en murmurant le nom de sa chère Antoinette et le nom de son Yvan bien-aimé.

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