Pour la première fois depuis huit jours peut-être, Madeleine semblait revenir tout à fait au sentiment de la vie réelle et à l’instinct du danger. Depuis huit jours, corps privé de son âme, elle avait voyagé machinalement, endormie en un léthargique sommeil de toute son intelligence. La vieille dame, le chien, le moujik, et Pierre le valet de chambre à la livrée du comte Potenieff, tout cela lui avait paru comme autant d’ombres projetées sur le mur désolé de sa vie. Yvan seul était vivant dans son cœur, dans sa pensée, devant ses yeux même, car il lui semblait qu’il était là, auprès d’elle agenouillé et lui disant :
– Tu as fait un horrible rêve, ô ma Madeleine adorée ! Je t’aime toujours et n’aimerai jamais que toi.
Mais voici que tout à coup Madeleine se sentait arrachée à sa torture morale. La téléga s’arrêtait dans un lieu sinistre ; une volonté dominait tout à coup la volonté de Madeleine, et cette volonté c’était celle d’un valet. Quel était cet homme ? Depuis deux années qu’elle vivait dans Potenieff, Madeleine ne l’avait jamais vu ; elle n’avait jamais entendu dire que le comte eût un serviteur muet ; et voici qu’on lui donnait un homme pour l’accompagner, et voici que cet homme, tout à coup, devenait le maître de la situation, et c’était à lui qu’on obéissait. Alors Madeleine se souvint que durant le trajet, cet homme qui ne parlait pas, mais dont le regard avait une singulière éloquence, s’était pris à fixer les yeux sur elle, et que chaque fois elle avait éprouvé un singulier malaise. Que voulait cet homme ? Un moment, Madeleine avait compté sur l’appui de cette vieille idiote, dont le cœur, l’esprit et l’intelligence étaient tout entiers absorbés par un horrible carlin. Mais elle avait bien vite compris que cette femme ne lui serait d’aucun secours. Elle était seule, par le fait ! seule dans cette maison hideuse, rendez-vous des cosaques échappés à leur régiment, en face d’une hôtesse dont le sinistre visage ne lui présageait rien de bon… exposée aux brutalités d’un laquais qui semblait maintenant vouloir être le maître. Et Madeleine, à huit cents lieues de son pays, se retrouva soudain française. C’est-à-dire que la jeune fille se souvint que les filles du pays de France ont parfois l’énergie d’un homme, et qu’elles font face au danger avec la bravoure du soldat.
La vieille hôtesse, Yvanowitchka la sorcière, comme elle s’intitulait elle-même, lui adressa la parole en russe et lui dit :
– Que veux-tu manger, belle fille ?
Madeleine fit signe qu’elle ne comprenait pas. Petrowna eut alors recours à un geste expressif et porta la main à sa bouche. Madeleine comprit et répondit négativement.
– As-tu soif ? continua Yvanowitchka en accompagnant ses paroles d’une nouvelle pantomime.
– Non, dit encore Madeleine d’un signe de tête.
Pierre avait pris le cosaque par les pieds et l’avait traîné dans un coin. Le cosaque n’avait pas fait un mouvement, et les ronflements sonores, qui s’échappaient maintenant de sa poitrine, disaient éloquemment qu’il était ivre mort. Quant aux deux autres, ils s’étaient éloignés, décrivant de nombreux zigzags sur la neige, et leur chanson s’était éteinte dans la direction de Peterhoff.
– Ils ne reviendront pas, avait murmuré la vieille en regardant Pierre. « Quand à celui-là…
Et elle montrait le cosaque endormi.
– Quant à celui-là, reprit-elle, tu peux ne pas t’occuper de lui, il ne s’éveillera pas.
Ayant essuyé deux refus de la part de Madeleine, Yvanowitchka ne se découragea pas. Elle lui montra son grabat et sembla lui dire :
– Veux-tu dormir ?
Mais Madeleine prit l’unique escabeau qui eût un dossier et s’assit dessus, auprès du foyer, laissant ainsi comprendre à la vieille hôtesse qu’elle attendrait le jour devant le feu, enveloppée dans sa pelisse.
– Comme tu voudras, fit la vieille.
Et, dès lors, elle ne parut plus s’occuper de Madeleine. La vieille institutrice, toujours affairée auprès de son chien, le caressait, lui parlait, faisant les demandes et les réponses. Ce fut à elle que Yvanowitchka s’adressa. La dame savait quelques mots de russe ; mais jusque-là, elle n’avait pas prêté un seul instant l’oreille à ce qui se disait autour d’elle.
– Petite mère, lui dit Petrowna, veux-tu souper ?
– Je le veux bien, répondit la dame.
– J’ai du lard et des pommes de terre à t’offrir. En veux-tu ?
– Oui, dit encore la vieille dame.
Yvanowitchka débarrassa la table des pots et des cruches vidés par les cosaques. Puis elle étendit une serviette de grosse toile dessus, et sur la serviette elle étala des assiettes, une fourchette et un couteau. Après quoi elle descendit la marmite, qui continuait à bouillir, et elle en retira un morceau de lard. La vieille dame caressait toujours son chien, et Madeleine, stupéfiée par cette indifférence, la regardait faire. Après avoir servi le lard, Yvanowitchka souleva une espèce de trappe qui recouvrait un trou noir. C’était le cellier de la misérable auberge du Sava. On y descendait par une échelle. Yvanowitchka disparut dans ce trou béant, mais reparut bientôt tenant à la main une cruche de grès qu’elle posa sur la table.
– Voilà de la bonne bière, dit-elle.
En même temps, elle eut encore un regard étrange à l’adresse de Pierre. Et Madeleine surprit ce regard, comme elle avait déjà surpris le premier. Mais la vieille dame, maintenant rassurée sur son chien, s’était mise à table et mangeait avec avidité, ne s’interrompant que pour donner au roquet un morceau de lard, que celui-ci dévorait. Pierre, assis dans un coin, mangeait sur ses genoux. La vieille dame prit la cruche et se versa à boire. Mais, comme elle portait le gobelet à ses lèvres, Madeleine s’approcha vivement, lui arrêta le bras et lui dit :
– Au nom du ciel, madame, ne buvez pas !…
– Et pourquoi donc ? fit-elle étonnée.
– Je ne sais pas… mais… ne buvez pas…
– Je vous crois un peu folle, dit la vieille dame avec un sourire indifférent.
– Non, dit Madeleine, je ne suis pas folle… mais j’ai peur…
– Peur de quoi ?
– Je ne sais.
– C’est votre amour pour le bel Yvan qui vous trouble l’esprit, dit sèchement la dame au chien.
À ce sarcasme, Madeleine pâlit et ne dit plus un mot. Elle alla se rasseoir au coin du feu. La vieille dame but, trouva sa bière excellente et continua fort tranquillement son repas. Madeleine, les yeux à demi fermés, adressait au ciel une fervente prière et suppliait Dieu de la protéger contre le danger mystérieux dont elle avait le pressentiment. Quand Yvanowitchka vit que la vieille dame avait achevé son repas, elle lui dit encore :
– Maintenant, voulez-vous dormir ?
– Je ne demande pas mieux, répondit-elle, mais où ?
– Sur ce lit.
Et Yvanowitchka désignait l’unique grabat qui fût dans l’auberge.
– Quant à toi, mon père, ajouta-t-elle, en s’adressant à Pierre, qui paraissait être rentré dans son rôle servile, si tu veux dormir, suis le conseil que je te donne. En sortant par cette porte et en contournant la maison tu trouveras une étable dans laquelle est une vache avec son veau. L’étable est chaude et pleine de bonne litière.
– C’est bien, dit Pierre d’un signe de tête.
Et il sortit aussitôt. Alors Yvanowitchka fit mine de fermer la porte au verrou et Madeleine se rassura un peu. La vieille dame s’était jetée toute vêtue sur le grabat, et après avoir placé son chien auprès d’elle, elle se couvrit avec sa pelisse et dit à Madeleine :
– Bonne nuit, mon enfant.
L’auberge du Sava avait un étage au-dessus de son rez-de-chaussée, ou plutôt une sorte de grenier dans lequel on montait par une échelle. C’était là que se réfugiait Petrowna quand, d’aventure, elle cédait son lit. La vieille dame ne tarda pas à s’endormir. Yvanowitchka marcha bien quelque temps au-dessus de sa tête, mais Madeleine finit par ne plus l’entendre. Alors la jeune fille, entendant la respiration égale de la vieille dame, persuadée que Yvanowitchka dormait tranquillement, alla voir si la porte était réellement fermée. Le verrou était poussé. Madeleine, un peu rassurée, vint se rasseoir devant le feu, dans lequel elle poussa une brassée de bois mort. Alors elle retomba dans sa prostration et sa pensée, son cœur, tout son être, retournèrent à Yvan.
À Yvan, qu’elle avait cependant entendu disant à ses amis les officiers :
– Tant pis pour Madeleine, j’épouserai la belle comtesse Vasilika.
Mais Madeleine, tout en fuyant Yvan pour jamais, cherchait à le défendre contre elle-même. Yvan était-il bien maître de sa raison, quand il avait prononcé ces horribles paroles ? Yvan n’était-il pas ivre ?… Car les Russes du meilleur monde, à de certaines heures, oublient les lois de la tempérance, et Madeleine s’en souvenait. Yvan était souvent rentré dans la maison, à des heures avancées de la nuit, un peu ému.
– Non, se disait Madeleine, attachant ses yeux pleins de larmes sur les flammes bleues qui couraient le long des bûches de sapins entassées dans l’âtre, non, je n’aurais pas dû partir sans le voir… Non, il est impossible qu’Yvan ait cessé de m’aimer… Oh ! j’ai été faible… j’ai été lâche…
Et comme elle murmurait ces paroles, un bruit se fit au-dehors. Un bruit de pas sur la neige durcie qui craquait sous les pieds, et les pas s’arrêtèrent à la porte. Madeleine eut un battement de cœur. On frappa. Madeleine sentit tout son sang abandonner ses veines.
Alors, tremblante, éperdue, elle se leva et demanda d’une voix mal assurée :
– Qui est là ?
– Madeleine, c’est moi, répondit-on.
Madeleine jeta un cri – un cri de joie suprême, d’ivresse infinie.
– Yvan ! dit-elle, c’est Yvan !
Et à demi folle, elle alla ouvrir la porte.