La porte ouverte, Madeleine se trouva face à face avec Pierre le moujik. D’abord, elle s’imagina que celui dont elle avait cru entendre la voix, c’est-à-dire son époux bien-aimé, était derrière cet homme, muet pour elle jusque-là. Et comme elle demeurait sur le seuil, Pierre la poussa à l’intérieur de l’auberge.
– Yvan, où es-tu ? fit-elle.
Mais alors Pierre se mit à rire.
– Je ne suis pourtant point la victime d’une hallucination, murmura-t-elle avec angoisse en plongeant vainement son regard au-dehors. J’ai bien entendu la voix d’Yvan.
– Pardonnez, mademoiselle, répondit Pierre, qui, pour la première fois à ses yeux, ouvrait la bouche, M. Yvan est à Pétersbourg ; c’est un peu loin d’ici…
Madeleine jeta un cri :
– Oh ! cette voix ! dit-elle.
Puis, épouvantée, elle se réfugia dans le fond de la salle, attachant sur cet homme un œil perdu, et semblant se demander si elle n’était pas en proie à quelque horrible rêve.
Mais Pierre ferma la porte et continua d’un ton railleur :
– Vous m’avez donc cru muet ?
Elle jeta un nouveau cri et promena autour d’elle cet œil égaré d’une gazelle tombée dans une fosse creusée par le chasseur, cherchant une issue pour fuir. Mais la salle n’avait qu’une porte et Pierre, après l’avoir fermée, s’était placé devant. L’épouvante de Madeleine fit place soudain à cette énergie désespérée que développent chez les femmes les situations critiques et terribles. Elle se redressa et, à son tour, elle tint un moment ce misérable cloué sous son regard.
– Mais qui donc êtes-vous, fit-elle, vous qui avez la voix d’Yvan ?
– Je suis, balbutia-t-il, un serviteur du comte Potenieff, comme vous avez pu le voir.
– Son fils ! peut-être…, dit-elle, ne pouvant s’expliquer cette ressemblance de voix que par une filiation mystérieuse.
– Je le voudrais, répondit Pierre, mais ce n’est pas… Je suis né en Allemagne, et quand le comte m’a pris à son service, j’étais moujik.
Cet aveu rendit à Madeleine son anxiété, un moment ébranlée par ce doute étrange.
– Que voulez-vous ? dit-elle.
Et son accent glacé et dédaigneux acheva de déconcerter l’ancien moujik.
– Je venais voir… si… vous n’aviez besoin de rien, répondit-il en hésitant.
– Et vous vous êtes permis de m’appeler Madeleine ? Madeleine, tout court ?
Il courba la tête :
– Vous ne vouliez pas ouvrir, dit-il.
Alors elle fut superbe de froide colère et de mépris et, lui indiquant la porte du doigt :
– Sortez ! dit-elle.
Pierre avait été dominé un instant par les airs hautains et la dignité révoltée de la jeune fille. Un instant, cet homme que tourmentaient de féroces instincts, avait courbé la tête sous le regard étincelant de Madeleine ; et lorsqu’elle lui montra la porte, il fit quelques pas en arrière. Mais, s’arrêtant tout à coup et retrouvant son audace, il dit :
– J’aurais pourtant une curieuse révélation à faire à mademoiselle. Il avait repris le ton humble et servile des serfs russes. Madeleine s’y trompa.
– Que voulez-vous me dire ? fit-elle.
– Je voulais parler à mademoiselle de M. Yvan. Ce nom fit tout oublier à Madeleine :
– Yvan ! dit-elle, vous avez quelque chose à me dire de la part d’Yvan.
– Relativement à lui, du moins.
– Parlez…, dit-elle.
Et sa voix était redevenue tremblante, et elle levait à son tour sur cet homme un œil inquiet et suppliant. Pierre comprit qu’il avait reconquis du terrain par ce seul nom d’Yvan, et il retrouva soudain toute son audace :
– Oui, mademoiselle, dit-il, c’est à une ressemblance de voix avec M. Yvan que je dois d’être entré au service du comte Potenieff.
Elle se méprit encore, et crut que ce misérable avait eu une pensée sublime.
– Et c’est pour cela, dit-elle, que vous n’osiez parler devant moi ?
– Non, c’est parce que M. le comte me l’avait défendu.
– Ah !
– Il avait trop peur que mademoiselle devinât.
À ces derniers mots un voile se déchira dans le souvenir troublé de Madeleine.
– Deviner ! dit-elle, deviner quoi ? Parlez !… je le veux !…
– Mais dame ! mademoiselle, la chose est bien simple, c’est ma voix et non celle de M. Yvan que vous avez entendue à travers la porte.
Madeleine jeta un cri.
– Vous ! dit-elle… C’est vous !… Il fit un signe affirmatif.
– Ainsi donc, c’est vous qui parliez de la comtesse Vasilika ?
– Oui.
– Mais Yvan… où était-il ? demanda Madeleine dont la voix tremblait d’émotion.
– Monsieur le comte l’avait fait arrêter par la police.
– Parlez… achevez… mais parlez vite.
Et son émotion était si grande que Pierre le moujik la crut en son pouvoir.
– Oui, reprit-il, M. le comte a obtenu, la veille au soir, un ordre d’arrestation ; il ne voulait pas que M. Yvan pût s’opposer à notre départ.
Et le moujik osa rire. Madeleine s’écria :
– Mais alors, Yvan m’aime toujours !
Et elle eut un accès de joie délirante, et l’horrible lieu où elle se trouvait lui parut soudain un palais, et dans cet être ignoble qui avait compté la foudroyer par cette odieuse révélation, elle crut voir tout à coup un auxiliaire. Et retrouvant cet accent d’autorité qu’elle avait tout à l’heure :
– Pierre, dit-elle, il faut trouver des chevaux, il faut atteler la téléga.
– Pour quoi faire, mademoiselle ?
– Mais pour partir, dit-elle. Tu ne comprends donc pas, esclave, continua-t-elle, écrasant de nouveau le moujik d’un regard, que ce n’est plus en France que je vais ? que c’est à Pétersbourg ?… qu’il faut que je revoie Yvan… que…
– Mais, mademoiselle, interrompit le moujik qui luttait évidemment en lui-même contre le respect que lui inspirait la jeune fille, les chevaux sont retournés au relais…
– Mais ils doivent revenir !… Eh bien ! Je n’ai pas le temps de les attendre… tu vas aller au relais à pied.
– Mademoiselle plaisante ?
Et Pierre, redevenu audacieux, eut un rire insolent. Elle se trompa encore ; elle crut que cet homme voulait abuser de sa situation et faire payer cher ses indispensables services.
– Est-ce de l’argent que tu veux ? dit-elle. Tiens !…
Madeleine s’était mise en route avec un costume demi-oriental que les dames russes adoptent volontiers en voyage. Elle avait un pantalon flottant, sur lequel retombait une tunique polonaise à brandebourgs. Lorsqu’elle remontait en téléga, elle s’enveloppait d’une ample pelisse de martre zibeline. Mais cette pelisse, elle l’avait jetée sur une chaise, en s’installant au coin du feu, et Pierre pouvait voir un petit sac de cuir qu’elle portait en bandoulière sur l’épaule gauche ; elle ouvrit le sac, et prit le portefeuille que lui avait, au départ, remis le comte Potenieff, en tira un billet de banque qu’elle jeta au moujik.
– Prends et obéis ! dit-elle.
Mais Pierre ne ramassa point le billet et, continuant à rire, il dit :
– Mademoiselle est trop bonne, en vérité, mais ce n’est pas son argent que je veux.
Il y avait si loin de ce serf à la belle et fière jeune fille qui se savait aimée par Yvan Potenieff, qu’elle ne comprit pas encore.
– Que veux-tu donc ? dit-elle.
Mais Pierre était maintenant tout à fait maître de lui et il dit avec flegme :
– Savez-vous comment se nomme cette auberge ?
– Que m’importe !
– C’est l’auberge du Sava, l’oiseau qui porte malheur. Elle haussa les épaules.
– Après ? dit-elle.
– Nous sommes loin de toute habitation, reprit-il. Aucun voyageur ne passera avant le jour, et nous ne sommes pas encore au milieu de la nuit.
– Que m’importe ! dit-elle, ne comprenant toujours pas.
– La vieille dame dort profondément. Elle a bu de la bière deux fois fermentée, comme cette brute que vous voyez là. (Et il poussa du pied le cosaque, dont les lèvres s’entrouvrirent pour laisser passer un grognement, mais qui ne s’éveilla pas.) Quand on a bu de la bière fermentée deux fois, on dort bien, allez ! et le canon du Kremlin aurait de la peine à vous éveiller.
– Nous partirons sans elle, dit Madeleine, qui s’obstinait à ne pas comprendre.
– Mais, je ne veux pas partir, moi.
Pierre fit un pas vers Madeleine. Son œil était étincelant de cette fièvre ignoble et brutale qui s’empare des gens sans éducation à de certaines heures. Madeleine, à son tour, recula jusqu’à la table encore chargée des débris du repas de la vieille dame.
– Ah ! dit-elle, tu ne veux pas partir ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Ne le devinez-vous donc pas ? Et il fit un pas encore.
– Non, dit Madeleine, je ne devine pas…
– Eh bien ! fit-il, je vais vous le dire… je ne veux pas partir, parce que depuis huit jours, mon sang brûle mes veines, parce que mon cœur brise ma poitrine… parce que ma raison s’égare…
Il fit un dernier pas :
– Parce que nous sommes seuls ici… que vous êtes en mon pouvoir… et que… je vous aime…
Madeleine jeta un cri terrible, et d’un bond, se réfugia derrière la table.