Tandis que la téléga du vicomte de Morlux dévorait l’espace, escortée par la bande de loups qui, de temps en temps, s’arrêtait pour dévorer celui qui tombait frappé d’une balle, car Hermann et son ancien maître, une fois la partie commencée, s’étaient mis à faire feu presque sans relâche, Madeleine saisie d’épouvante assistait à la mort du cosaque. La lutte n’avait pas été longue en réalité, mais en apparence elle avait duré un siècle. Le cosaque s’était débattu : il avait essayé de repousser les horribles carnassiers ; il en avait même saisi un à la gorge, et, dans un effort désespéré, il l’avait étranglé. Mais ce n’était qu’un ennemi de moins ; et il y en avait plus de trente. Madeleine l’entendit hurler comme une bête fauve ; mais ses hurlements confus s’éteignirent par degrés ; puis elle ne vit plus qu’une masse informe et sanglante qui pantelait sous la dent des loups. Les os craquèrent et l’horrible festin commença. Madeleine regardait toujours, clouée au sol par l’épouvante.
Tout à coup, le silence de la nuit, qui n’avait été troublé jusqu’ici que par les cris d’agonie du cosaque et par le bruit lointain des clochettes, qui déjà avait frappé l’oreille de Madeleine, fut brusquement interrompu par un bruit formidable. C’était une série de détonations qui se succédaient avec rapidité, une véritable fusillade. Le fanal rouge de la téléga était maintenant tout proche de Madeleine et, de minute en minute, il disparaissait un moment dans un nuage de fumée. Les loups continuaient paisiblement à dévorer le cosaque et ne s’inquiétaient pas des coups de fusil. Mais qu’était-ce qu’une semblable proie pour tant de gueules affamées ? Madeleine se retrouva bientôt entourée par ceux qui ne trouvaient pas de place au festin. Cependant elle était debout, et la fièvre, l’épouvante donnaient à ses regards une telle animation que les plus hardis, ceux qui s’étaient le plus approchés, n’osaient se jeter sur elle. La téléga arrivait rapidement avec son escorte terrible, qui semait, en courant, la plaine de cadavres. Madeleine jeta un cri. Un cri si perçant, si aigu qu’il fut entendu de la téléga. Cependant elle passa auprès d’elle comme la foudre, tandis qu’une triple décharge répandait la mort au milieu des loups. Une fois encore Madeleine fut oubliée.
– À moi ! au secours ! cria Madeleine…
Soudain la téléga s’arrêta, fit volte-face, et la jeune fille vit revenir sur elle les trois chevaux épouvantés qui semblaient vomir des flammes par leurs naseaux. Puis un homme se baissa sans quitter le traîneau, étendit les bras, et, semblable à ces écuyers qui, sans abandonner la selle, ramassent un drapeau dans le cirque, il enlaça Madeleine en passant, et la jeta à demi morte dans la téléga, qui reprit sa course fantastique… Madeleine était sauvée ! Mais c’étaient trop d’émotions pour cette frêle organisation et la nature était vaincue enfin. Madeleine poussa un long soupir, ferma les yeux et s’évanouit dans les bras de M. de Morlux. Les loups s’étaient remis en route aux deux côtés du traîneau. Hermann et son maître continuaient à faire feu, sans avoir le temps de donner des soins à la jeune fille évanouie. Il faut dire, à la louange du vicomte, qu’il avait obéi à un sentiment d’humanité en forçant le moujik terrorisé à revenir sur ses pas pour sauver cette femme inconnue. Et comme les loups devenaient de plus en plus hardis et féroces, et que plusieurs même avaient essayé de mordre les jambes des chevaux, le vicomte et son ancien domestique avaient fort à faire et ni l’un ni l’autre n’avaient même songé à regarder Madeleine. D’ailleurs le fanal projetait sa lueur en avant et laissait la téléga dans l’ombre. M. de Morlux aurait été bien embarrassé de dire si la femme qu’il venait de sauver était jeune ou vieille. Hermann connaissait bien le pays ; il savait que sur la route, au bout de la plaine, on trouverait l’auberge du Sava.
– Encore un quart d’heure, dit-il au vicomte, et nous sommes sauvés.
Les loups tombaient un à un et étaient dévorés par les survivants ; puis l’escorte reprenait sa route et les féroces animaux semblaient se multiplier. Enfin Hermann s’écria :
– Voilà l’auberge ! voilà !
En effet, le toit du Sava apparaissait dans l’éloignement. Mais les loups suivaient toujours.
– Comment nous débarrasser de ces démons à quatre pattes ? murmurait M. de Morlux, qui voyait diminuer ses cartouches et ses provisions de poudre.
Mais Hermann eut une inspiration. Il prit le fanal de la téléga et le jeta au milieu des loups. Les loups ont toujours eu peur du feu. Ils prirent la fuite un moment ; la téléga redoubla de vitesse, et, quelques minutes après, les trois chevaux épuisés s’arrêtaient à la porte du Sava.
L’auberge était remplie de cris déchirants et de lamentations, et il nous faut, pour en expliquer la cause, dire ce qui s’était passé après la fuite de Madeleine, que le cosaque poursuivait. Yvanowitchka, la vieille sorcière, s’était tenue tranquille dans son grenier, tandis que Pierre le moujik s’occupait de mettre en œuvre ses infâmes projets. En dehors de l’intérêt qu’elle trouvait à servir le misérable, la vieille sorcière avait un penchant si prononcé pour le mal, que ce fut avec une sorte de volupté qu’elle se coucha à plat ventre pour rapprocher son œil d’une fente du plancher et voir ce qui allait se passer. Ce fut avec une joie sauvage qu’elle assista à la lutte que le moujik engagea avec Madeleine. Un moment, quand la jeune fille eut saisi le sabre du cosaque pour se défendre, Yvanowitchka fut tentée de descendre et de venir au secours du moujik. La beauté de Madeleine lui avait fait prendre en haine la jeune fille. Mais elle était lâche et elle n’osa intervenir. Puis, quand le cosaque se fut levé, précisément au moment où Madeleine allait succomber, et que, ramassant le sabre échappé à la main de la jeune fille, il l’avait enfoncé entre les deux épaules du moujik, Yvanowitchka, voyant tomber ce dernier, eut un moment de frayeur qui fut bientôt dominé par la réflexion. Le cosaque n’allait-il pas faire la besogne de Pierre ? L’affreuse vieille l’espéra un moment, et ce fut avec une sorte de désappointement qu’elle vit Madeleine s’élancer au-dehors, pour échapper au cosaque. Alors, Yvanowitchka descendit. Pierre le moujik n’était pas mort, mais il paraissait à l’agonie. La vieille le souleva, l’examina, scruta son œil vitré, et se dit :
– Il n’en a pas pour une heure.
En même temps, elle aperçut auprès du moujik, sur le sol, le sac de cuir que Madeleine portait en bandoulière et qui s’était détaché pendant la lutte… ce sac qui renfermait de l’or, et la vieille se dit encore :
– Si la jeune fille ne revient pas, si les loups la mangent, je serai riche.
Elle ne pensait déjà plus à la vieille dame. Celle-ci, cependant, s’était éveillée au milieu de tout ce vacarme, mais elle s’était prudemment tenue blottie sous les couvertures, passant sa vieille main ridée sur le dos de son chien immobile comme elle, et qu’elle supposait partager son effroi. Enfin, quand Madeleine et le cosaque furent dehors, quand la vieille dame n’entendit plus de bruit, elle se hasarda à ouvrir les yeux, puis à faire un mouvement. Yvanowitchka, qui déjà fouillait dans le sac, le laissa tomber. Alors la vieille dame s’écria de sa voix chevrotante :
– Oh ! mais tout cela est affreux…
Elle voulut prendre son chien et le sortir de là ; mais le chien était immobile.
– Tom ! appela-t-elle ; Tom !
Tom ne répondit pas. Elle bondit hors du lit, avec la légèreté d’un enfant, prit le chien inerte, le regarda, vit ses yeux fermés, sa langue qui pendait, baveuse, et poussa un cri d’épouvante et d’angoisse. Le chien était mort. Alors elle ne songea plus à personne, ni à Madeleine exposée aux brutalités du cosaque, ni à Pierre qui râlait, ni à la vieille qui s’était hâtée de cacher le sac de cuir. Elle se prit à gémir, à sangloter, à appeler l’affreux roquet des plus doux noms, et ce fut pendant qu’elle remplissait l’auberge de ses cris de douleur, que la téléga s’arrêta à la porte et que M. de Morlux se précipita dans l’auberge, portant Madeleine évanouie.
Décidément, l’auberge du Sava était bien nommée. C’était bien la maison qui porte malheur, car Madeleine n’avait échappé au moujik, au cosaque et à la dent des loups que pour tomber aux mains de M. de Morlux, son plus cruel ennemi.