Laissons un moment Madeleine aux mains de M. de Morlux, l’homme qui a juré sa perte, et transportons-nous à quelques lieues de l’auberge du Sava le lendemain de cette nuit terrible dont nous avons raconté les émouvantes péripéties. Studianka est un village fameux dans l’histoire. C’est là que Napoléon a bivouaqué pendant la nuit qui a précédé le passage de la Bérésina. C’est à Studianka que le général Éblé et ses héroïques pontonniers jetèrent ce pont de bateaux gigantesque sur lequel s’engagea l’armée française. Aujourd’hui que de longues années de paix ont passé, Studianka est une petite ville, une bourgade si l’on veut, qui possède un gouverneur militaire et une garnison, car les maisons baignent leurs pieds dans le fleuve, et en font une véritable position stratégique. Studianka n’a qu’une rue. Au milieu de cette rue est une place, et sur la place un monument carré d’un aspect imposant : c’est à la fois la forteresse, le logis du gouverneur, la caserne et la prison. Le jour du marché, les paysans des environs se réunissent sur cette place et y traitent de leurs affaires. C’est là aussi que s’arrêtent les voyageurs ; sur une face de la forteresse, il y a une auberge, et cette auberge est en même temps le relais de la poste aux chevaux.
Or ce jour-là était un jeudi, et le jeudi est jour de marché. Il était dix heures du matin. Le ciel était pur, et le soleil arrachait des myriades d’étincelles à la neige cristallisée qui couvrait les toits des maisons et le sol des rues. La place était encombrée d’une foule compacte qui se pressait devant la forteresse. Il y avait du monde aux fenêtres, du monde sur le seuil de l’auberge et notamment en cet endroit, deux personnages qui paraissaient étrangers et qui questionnaient les personnes dont ils étaient entourés, car ce mouvement populaire leur paraissait inusité. C’étaient un homme et une femme. La femme parlait correctement le russe, mais l’homme n’en balbutiait que quelques mots, et cela avec un accent allemand des plus prononcés. Ils étaient arrivés la veille au soir et s’étaient arrêtés à Studianka. C’étaient, on n’en pouvait douter, le mari et la femme, et l’hôtelier de Studianka, curieux comme tous les gens de son métier, avait bientôt su que c’étaient de riches commerçants de la Pologne prussienne qui se rendaient à la grande foire de Moscou. Le mari était un homme de trente-six à trente-huit ans, la femme paraissait avoir la trentaine. Elle était blonde et fort belle, sous son pittoresque costume national. Et comme l’hôtelier s’étonnait de la pureté avec laquelle elle parlait la langue russe, elle s’était mise à rire, en disant :
– Mais je suis russe, moi ; je suis née aux environs de Vilna, et je me suis mariée en Allemagne.
Donc, les deux étrangers s’étonnaient de ce mouvement inaccoutumé qui avait lieu dans l’unique rue et sur la place de Studianka. Les paysans parlaient haut, les bourgeois, à califourchon sur l’entablement de leurs fenêtres, semblaient explorer l’horizon avec une visible impatience ; et, à un certain moment, la porte de la prison s’étant ouverte, il y eut un hourra de satisfaction parmi la foule. Mais cette satisfaction fut de courte durée, car la porte livra passage seulement à une demi-douzaine de soldats, qui repoussèrent le peuple jusqu’au milieu de la place et rentrèrent ensuite fort tranquillement.
– Mais que va-t-il donc se passer ? demanda la jeune femme à l’hôtelier.
Celui-ci était un petit homme entre deux âges, fort amateur du beau sexe et qui ne laissait jamais échapper une occasion de se montrer aimable.
– Belle dame, répondit-il, c’est qu’on s’attend à une exécution ce matin.
La jeune femme eut un geste d’horreur.
– Eh ! rassurez-vous, reprit le galant chevalier, ce n’est pas d’une exécution capitale qu’il s’agit ; on va simplement appliquer soixante coups de knout à un paysan.
– Et qu’a-t-il donc fait, ce malheureux, pour mériter un tel châtiment ?
– Je ne sais pas, dit l’hôtelier avec indifférence, et peut-être bien ne le sait-il pas lui-même.
Et comme cette réponse paraissait étonner singulièrement la jeune femme, l’hôtelier reprit complaisamment :
– Je vois que, bien que vous soyez russe, vous n’êtes pas très au courant de nos coutumes.
– J’ai quitté mon pays très jeune, dit-elle.
– Vous savez pourtant que le paysan est serf ?
– Sans doute.
– Le seigneur russe peut, à son gré, vendre ses serfs, les punir de peines corporelles, c’est-à-dire d’un certain nombre de coups de fouet ; mais, passé quarante coups, il est obligé de livrer le coupable à la police, qui se charge de la besogne.
Le négociant allemand s’était approché de sa femme et écoutait ce que disait l’hôtelier avec une grande attention.
– Mais les seigneurs russes sont donc bien barbares ? demanda naïvement la jeune femme.
– Eux ! non, au contraire. Quand les paysans sont assez heureux pour que leur propriétaire vive sur ses terres, ils sont bien traités et n’ont besoin de rien. Le grand seigneur russe est humain ; mais, malheureusement, il vit rarement chez lui, préfère voyager ou habiter Moscou, Pétersbourg, Paris, et il laisse la gestion de ses biens à un intendant.
« L’intendant, qui souvent a été serf lui-même, est un homme cruel, âpre à l’argent, et qui accable les paysans de corvées où de redevances. Or, celui qui a requis la police, pour faire donner à un de ses paysans soixante coups de knout, est un des plus méchants du district.
– Ah ! fit la jeune femme. Et de qui est-il l’intendant ?
– Du comte Potenieff, un seigneur qui habite Moscou et n’est pas venu dans ses terres depuis dix ou quinze ans.
– Et l’intendant, comment l’appelle-t-on ?
– C’est un Tatar, qui a été jadis valet de chambre et qu’on appelle Nicolas Arsoff.
Tandis que l’hôtelier parlait, le tumulte grandissait sur la place et des gens placés aux fenêtres voisines s’écrièrent :
– Les voilà ! les voilà !
– C’est le malheureux condamné, sans doute, dit l’hôtelier.
On entendit les clochettes d’un traîneau dans le lointain, et mêlés au bruit des clochettes, les claquements du fouet du moujik.
– Si vous voulez monter à l’étage supérieur, continua l’officieux hôtelier, et vous mettre sur le balcon, vous verrez mieux.
La jeune femme regarda son mari. Celui-ci fit un signe d’assentiment, et l’hôtelier les conduisit au premier étage, où il y avait, en effet, un petit balcon donnant sur la place. La jeune femme et le négociant se penchèrent alors et aperçurent dans le lointain un traîneau qui arrivait à toute vitesse. Le traîneau renfermait à la fois le juge et le condamné. Le juge, c’était l’intendant qui avait, sans plus donner d’explications, requis l’office du bourreau en envoyant, la veille au soir, un homme à cheval prévenir les officiers de police. Il était nonchalamment étendu dans le fond du traîneau, couvert de fourrures et de pelisses, et il fumait avec la tranquillité d’un grand seigneur. Le paysan qui allait être fouetté était placé devant lui, les mains liées et les pieds entravés. Quand le traîneau passa sous le balcon, la jeune femme se pencha plus encore pour mieux voir. L’intendant était un homme de quarante-cinq ans, au front déprimé, aux lèvres minces, au visage respirant la bassesse et la cruauté. Le paysan, au contraire, était un beau jeune homme de haute taille, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Il était un peu pâle, mais un fin sourire, le sourire des martyrs, glissait sur ses lèvres. Le traîneau vint s’arrêter devant la prison. Alors deux officiers de police s’approchèrent et intimèrent au malheureux serf l’ordre de descendre, ce que celui-ci fit sur-le-champ mais non sans difficulté, car il était gêné par ses entraves. Devant la porte de la prison était un poteau. Les gens de police dépouillèrent le paysan de ses habits, malgré le froid, et le lièrent à ce poteau. Quelques soldats avaient formé la haie à l’entour et maintenaient les curieux à distance.
– Mais, où est le bourreau ? demanda la jeune femme à l’hôtelier…
– Il est encore dans la prison.
– Comment cela ?
L’hôtelier sourit.
– Madame, dit-il, dans notre pays, le bourreau n’est point un fonctionnaire payé par le gouvernement, comme partout ailleurs.
– Ah !
– C’est un criminel, un homme condamné aux travaux des mines, et qui préfère le rôle de bourreau dans son pays, à celui de travailleur en Sibérie. Le jour où il a une exécution à faire, deux hommes de police le font sortir, et, pendant une heure, il respire à pleins poumons l’air de la liberté.
– Et il rentre ensuite en prison ?
– Oui.
– Mais qui le paie ?
– Généralement, c’est l’intendant qui a requis son office. Quelquefois, si le condamné a des parents riches, ils corrompent le bourreau pour qu’il ne renouvelle pas tous les trois coups la mèche de cuir bouilli de son rouet.
L’hôtelier fut interrompu dans son intéressante narration par un nouveau tumulte. La jeune femme regardait avidement la porte de la prison qui venait de s’ouvrir. Et sur le seuil de cette porte, entre deux soldats, apparaissait le bourreau, son terrible fouet à la main.