Ce criminel à qui était dévolu l’office de bourreau avait un type étrange. C’était un homme de quarante ans, sec, maigre, aux traits anguleux, mais dont la charpente osseuse annonçait la constitution vigoureuse et presque herculéenne. Non point que la force soit nécessaire pour appliquer le knout. Il est des bourreaux qui frappent à tour de bras ; ils sont moins à craindre que d’autres. Donner le knout est une véritable affaire d’adresse. Le knout est un fouet : semblable à celui des postillons qui conduisent à l’allemande. Le manche est très court ; la lanière est très longue et se termine par une mèche de cuir bouilli qui, séché ensuite dans le four, devient dur et tranchant comme la lame d’un rasoir. Cette mèche se ramollit bien vite, et le bourreau la change tous les trois ou quatre coups. Le bourreau habile trace du premier coup une croix sur le dos du patient. Il a la permission de frapper sur les reins, sur le côté droit, sur les épaules, mais non sur le côté gauche. Un coup frappé à la hauteur du cœur pourrait amener la mort.
Celui que la femme blonde contemplait en ce moment était donc un homme d’environ quarante ans. À le voir sur le seuil de la prison, immobile, les narines dilatées, aspirant l’air à pleins poumons, promenant comme émerveillé un regard d’envie sur la foule, on devinait bien vite que le supplice lui était indifférent, que ce qui excitait en lui cette joie sauvage qui brillait dans ses yeux, c’était cette heure de soleil et de liberté dont il allait jouir. Il n’avait pas même regardé le patient. Ce dernier promenait sur la foule un regard investigateur. On eût dit qu’il cherchait un visage ami au milieu de toutes ces figures avides d’émotions qui venaient se repaître de son supplice. Tout à coup son visage pâle se colora légèrement, ses yeux brûlèrent. Une femme fendait la foule, et, comme elle murmurait à chacun une parole caressante et pleine de prière, on s’écartait pour la laisser passer. Elle arriva ainsi jusqu’aux soldats qui faisaient la haie autour du poteau. Les soldats la repoussèrent d’abord ; mais elle les supplia tant et tant qu’ils la laissèrent parvenir jusqu’au condamné. C’était une belle jeune fille de vingt ans tout au plus, aux yeux noirs, à la chevelure épaisse et bouclée, d’un châtain clair. Elle se dressa sur la pointe des pieds, et de ses lèvres effleura le front du condamné.
– Je t’aime, dit-elle, et n’aurai d’autre époux que toi.
Le visage du malheureux parut alors transfiguré et il regarda d’un air de défi non le bourreau, mais Nicolas Arsoff, l’intendant cruel qui était entré dans le cercle formé par les soldats.
– Pourquoi laissez-vous approcher cette femme ? dit l’intendant d’un ton brutal.
Puis il alla au bourreau et lui mit une pièce de deux roubles dans la main. Le bourreau salua, et son fouet à la main, fit deux pas vers le condamné. Mais en route il rencontra la jeune fille qui, elle aussi, et sans que l’intendant eût le temps de s’en apercevoir, lui glissa quelque chose dans la main. Puis elle s’éloigna adressant un dernier regard au condamné, regard de consolation et d’amour s’il en fut ! – et elle se perdit dans la foule. L’intendant dit quelques mots à l’un des officiers de police et s’éloigna. L’officier fit un signe. Alors le bourreau s’approcha tout à fait du condamné et lui dit tout bas :
– Crie bien haut ! mais je ne frapperai pas très fort.
La terrible lanière fendit l’air…
En ce moment la foule fit silence et on eût entendu le vol d’un ramier passant au-dessus d’elle. La lanière siffla, se tordit en l’air, décrivit un cercle et retomba sur les épaules du condamné où elle décrivit un sillon bleuâtre. Le jeune homme poussa un cri. Puis la lanière se leva de nouveau pour retomber et un second cri, puis un troisième se firent entendre. Le supplice commençait.
Au sixième coup, le sang jaillit des épaules déchiquetées du malheureux ; mais il ne cria plus, et le bourreau ne s’arrêta point pour renouveler la mèche de son fouet. Cependant, il avait encore cinquante-quatre coups à donner. L’intendant avait gagné l’auberge, marchant la tête haute, en homme qui sent son importance et se sait redouté. Il était monté au balcon et s’y était accoudé pour mieux voir le supplice de sa victime. Et ce spectacle avait pour lui un tel attrait, qu’il ne fit pas même attention à la jeune femme et à son mari, qui s’étaient comme lui accoudés au balcon.
Dans la foire, on racontait tout bas l’histoire du condamné. C’était un des paysans du comte Potenieff. Il s’appelait Alexis. La jeune fille que nous avons vue fendre la foule pour arriver jusqu’à lui était sa fiancée. Tous deux devaient se marier, lorsque la barbarie de l’intendant était survenue. Quel était son crime ? L’intendant qui avait droit de haute et basse justice sur les serfs du comte, son maître, l’intendant s’était épris d’amour pour la jeune fille qui avait nom Catherine, et il avait osé le lui dire. Catherine l’avait repoussé avec indignation. Alors l’intendant avait fait le serment de se venger. Et sous le prétexte le plus futile, il avait battu, de sa propre main, Alexis, le fiancé de Catherine. Alexis avait osé menacer l’intendant de se plaindre au comte Potenieff. L’intendant l’avait condamné à soixante coups de knout pour rébellion. Donc, Nicolas Arsoff assistait à l’exécution en véritable amateur, continuant à fumer avec calme.
Tout à coup, il se retourna et vit la femme du négociant allemand. Celle-ci attachait sur lui un regard étrange, et l’intendant tressaillit sous le poids de ce regard, et un trouble subit se répandit dans tout son être. Cependant l’exécution continuait. Le bourreau avait tenu parole à Catherine ; il n’avait pas renouvelé la mèche de son fouet. Il frappait même avec une certaine modération. Mais le knout n’en poursuivait pas moins son œuvre meurtrière, et les épaules du malheureux Alexis étaient devenues une véritable plaie béante, au moment où le soixantième coup les atteignit. Le pauvre paysan avait étouffé ses cris le plus possible, mais souvent la douleur venait triompher de la force morale. Quand le bourreau cessa de frapper, Alexis s’évanouit. On s’empressa de le délier et de le débarrasser de ses entraves, et il tomba mourant dans les bras de Catherine. La foule les entourait, muette. Aucun murmure ne s’élevait contre le véritable bourreau, c’est-à-dire contre cet intendant, cause de la peine, qui avait ordonné le supplice. Mais l’intendant ne songeait déjà plus à sa victime et se souciait peu de l’opinion de la foule. L’intendant regardait la jeune femme, et son trouble augmentait. Enfin il s’approcha de l’hôtelier, et lui dit tout bas :
– Qu’est-ce que ces étrangers ?
– Des Allemands.
– Où vont-ils ?
– À la foire de Moscou.
Nicolas Arsoff, depuis vingt ans qu’il vivait au milieu d’une population courbée sous sa volonté sans appel, abrutie par le knout, était tellement habitué à ce que rien ne lui résistât, qu’il dit fort simplement à l’hôtelier les paroles suivantes :
– Fais-moi préparer à déjeuner, et dis à ces étrangers que je leur fais l’honneur de les inviter à ma table.
L’hôtelier s’inclina, mais il était quelque peu embarrassé en s’approchant de la jeune femme, et il tourna et retourna plusieurs fois son bonnet dans ses mains avant d’oser lui transmettre les paroles de l’intendant. Enfin, l’audacieuse invitation de Nicolas Arsoff sortit de ses lèvres. Mais il était fort peu rassuré et s’attendait à un refus ; car, après tout, ces étrangers n’étaient ni les sujets du czar ni les vassaux du comte Potenieff, et par conséquent, ils n’avaient rien à craindre de Nicolas Arsoff. Aussi fut-il véritablement stupéfait lorsqu’elle lui répondit :
– C’est un grand honneur que nous fait Nicolas Arsoff. Dites-lui que nous sommes heureux et fiers d’accepter.
L’hôtelier rapporta la réponse à Nicolas Arsoff. L’intendant était radieux. Alors la jeune femme s’approcha de lui à son tour et lui dit en langue russe :
– Excellence, nous acceptons mon mari et moi d’autant plus volontiers votre invitation que votre protection ne nous sera pas inutile.
– Ah ! fit Nicolas se rengorgeant.
– Nous nous rendons à Moscou pour des achats importants et nous sommes porteurs d’une somme considérable.
– Vraiment ? fit Nicolas, dont l’instinct de rapine s’éveilla.
– On nous a dit que les routes n’étaient pas sûres.
– C’est vrai.
– Et peut-être que vous pourrez nous faire accompagner. Il est bien entendu, ajouta la jeune femme, que mon mari reconnaîtrait largement un pareil service.
– Pauvres gens ! murmura l’hôtelier qui avait entendu ces dernières paroles ; les grandes routes sont plus sûres pour vous que la maison de ce bandit !